Nous définissons volontiers l’homme comme « le seul être conscient d’être conscient » — recul prodigieux que nous prenons pour nous inscrire personnellement dans l’univers où nous nous mouvons, qui lui donne tout son relief et en assure la continuité en lui attribuant un centre, qui n’est autre que nous.
Tant que le monde ne possède pas ce centre, nous ne pouvons sans doute en voir le visage continu ; tant que nous ne percevons pas notre perception elle-même, le temps ne peut se réfléchir en rien ; tant que nous n’existons pas pour nous-mêmes, tant que nous ne sommes pas si peu que ce soit — distincts et du monde et de nos semblables, l’univers spatio-temporel ne peut s’articuler autour de nous. Il faut que nous commencions par nous découvrir et nous individualiser pour que l’Espace et le Temps prennent naissance autour de nous et qu’alors s’esquisse peu à peu le sens d’une causalité.
À quel moment de l’évolution s’est produit ce qui, à la fois, a séparé l’être de la Nature en lui en donnant une autre appréciation et lui a permis d’établir avec elle de nouveaux rapports, plus libres et plus profonds ? Il y a deux millions et demi d’années, époque des premiers outils d’os ou de pierre ? Il y a huit cent mille ans, lors de la conquête du feu ? Plus tôt ? Plus tard ?
Lentement, souterrainement, s’est amplifié le rythme, s’est enrichie la préhension. Au fil des dizaines de milliers d’années, la personnalité humaine s’est laissé tailler dans un matériau inerte et, de l’insensibilité à l’écoulement temporel, est passée à la faculté de mesurer le Temps. De l’indifférence aux causes de ses actes, elle est passée au sens du péché. Et ce sens n’est, en réalité, qu’un effet de cette perception du Temps qui, s’écoulant, enchaîne l’un à l’autre des événements qui, autrefois, étaient distincts, existaient en soi, n’étaient produits par rien.
C’est là, peut-être, la charnière de notre métamorphose, l’axe de notre passage de la conscience animale à la conscience humaine, de l’ignorance au savoir, de l’incapacité de discerner la Mort au respect de nos morts et à l’idée de leur survie. Une différence de qualité dans la perception du Temps nous a graduellement tirés de notre hébétude. Une nouvelle altération pourrait, demain, nous extraire du clair-obscur où nous nous débattons.
Nous avons tendance à nous imaginer que l’univers tel que nous le voyons est l’univers en soi, qu’il n’en existe aucune autre représentation possible. Mais comment les animaux le verraient-ils du même regard, qui ne possèdent pas les mêmes instruments de vision ? La manière d’occuper l’espace, l’habitat, la morphologie, autant de caractères qui peuvent varier d’une espèce à l’autre et tout faire varier à leur suite.
Dans quel univers vit l’oiseau, qui n’est celui ni du cheval, ni du serpent, ni encore moins du poisson ? Tous sont des expressions de la vie sur la Terre, et aucun, cependant, ne voit la Terre de la même façon, ne se meut, dirait-on, sur la même planète. Nous comprenons sans mal qu’il y a une relation entre l’apparence physique et les pouvoirs moteurs qu’elle recouvre, qu’il faut avoir la forme et les caractéristiques d’un oiseau pour voler, celles d’un cheval pour galoper, celles d’un serpent pour ramper, celles d’un poisson pour vivre au fond des eaux.
Mais nous nous arrêtons là et ne déduisons pas le plus important : ces pouvoirs physiques sont associés à des facultés plus subtiles qui déterminent la perception du monde. Ou bien faut-il dire qu’une certaine perception du monde nécessite certains instruments pour s’exprimer et qu’elle les met au point au fil de l’évolution ?
Selon qu’à notre avis l’essence précède l’existence, ou le contraire, nous privilégions l’une ou l’autre explication. Mais le résultat demeure le même : chaque espèce voit différemment l’univers, y participe d’une autre manière, est régie par des lois qui lui sont propres, selon des valeurs, physiques ou non, qui changent de l’une à l’autre, celle-ci étant aveugle à ce qui est élémentaire pour celle-là, pouvant ce qu’aucune autre ne peut, et impuissante à seulement ébaucher ce que toutes les autres accomplissent d’instinct.
La conscience de l’oiseau perçoit le monde de telle façon qu’il peut voler dans l’espace et que son corps s’adapte naturellement aux exigences du vol — ou bien, son corps pouvant voler, sa conscience perçoit le ciel d’une manière qui permet à ce pouvoir de s’exercer. Cela, nous le comprenons et l’admettons, sans pour autant savoir de quelle manière, justement, l’oiseau voit le ciel. Firmament bleu ? Désert transparent ? Océan fluide ? Ou autre chose encore, qui, étranger à notre conscience, n’appartient pas à notre vocabulaire ?
Depuis le plan de notre mentalité humaine, nous étudions l’oiseau tel qu’il apparaît à nos sens, et qui n’est probablement pas ce qu’épie la convoitise du chat. Et cet oiseau que nous seuls voyons sous cet aspect, nous le projetons dans un azur que nous seuls aussi, sans doute, voyons sous l’aspect de l’azur. Nous enfermons la réalité dans une formule que nous croyons indiscutable : l’oiseau vole dans le ciel. Mais qu’en savons-nous? En fait, ce n’est là que notre réalité.
Tout ce que nous considérons et dont nous admettons que chaque être humain peut déjà l’interpréter à sa façon s’échappe de surcroît dans le multiple chatoiement de la conscience des autres espèces. Une chose n’est pas seulement modifiée, dans un cadre donné, par la subjectivité de chaque observateur, comme l’a démontré la science moderne. Elle est simultanément connue — quand elle n’est pas ignorée totalement — par des observateurs appartenant à des ordres différents, revêt pour chaque espèce une forme, un sens, une texture — une matérialité — qu’elle n’a pas pour les autres.
Dans quel « monde » vivent les bêtes qui nous entourent ? Et les plantes, et les pierres ? Les immenses forêts balsamiques qui charment nos errances et les cimes éperdues qui s’effilent dans le vertige bleu des glaciers ? Tout est-il donc conscient ? demanderont certains. Mais justement, s’il est des choses qui ne sont pas conscientes d’une manière ou d’une autre, où existent-elles, en quel plan où rien de ce que nous connaissons n’a d’apparence ? Et faut-il alors déclarer qu’existe un Inconscient gigantesque, ténébreux, aveugle et sourd, immobile et muet où rien ne paraît de ce qui est pourtant ? Un coma du monde ? Et qu’est, au fond, cet inconscient de la Matière que nous savons décomposer jusqu’à ne plus capter que de l’Énergie ? L’Énergie est-elle inconsciente, qui, aboutissant à la multiplicité de la conscience, en contient donc dès le début la graine ? Ou au contraire, comme l’affirment certains, est-elle conscience à l’état pur ? Franchi le seuil du scientifiquement décelable, du mentalement analysable, les choses ne s’inversent-elles pas, le cœur de la cécité matérielle se muant en abîme de voyance, la ténèbre en lumière, le néant en absolu de l’être ?
« Sans effort, les mondes se meuvent l’un en l’autre », dit le Rig Véda. Là où, en ce moment précis, nous nous trouvons, hommes doués de pensées, sensibles à l’écoulement du Temps et à la profondeur de l’Espace, mais indifférents à ce que les ordres inférieurs perçoivent ou à ce que percevraient des espèces supérieures, là se situe une infinité de mondes. Ce ne sont pas seulement les mondes de l’imaginaire et du rêve, ni les mondes subtils dont parlent les occultistes et où, disent-ils, s’élèvent les demeures des dieux et des démons, ce sont les autres mondes matériels, ceux où circulent les bêtes, où croît l’herbe et fleurissent les arbres, où sommeillent les pierres.
À l’endroit même où nous vivons, et que nous percevons d’une manière qui nous est propre, se trouve une multitude de lieux qui n’ont rien à voir entre eux, ni avec ce que nous appelons le monde. Et tous sont matériels. Ou bien tous sont les innombrables visages d’un seul monde qu’aujourd’hui nous disons matériel, mais qui, pour posséder ce pouvoir d’afficher à la fois tant d’aspects, est peut-être, fondamentalement, autre chose.
Les sphères de la création s’enchâssent les unes dans les autres. Ou plutôt elles s’évanouissent les unes dans les autres. Sans s’annuler, elles existent simultanément au même endroit. Et cette simultanéité dans l’Espace et le Temps abolit toute notion d’Espace et de Temps.
L’Espace et le Temps ne sont d’ailleurs que des façons de mesurer une chose qui nous échappe et qui nous constitue. Ont-ils une réalité en soi, séparément ou en tant que bi-unité einsteinienne ? Comment apparaîtrait l’univers à une intelligence plus vaste que la nôtre et fonctionnant différemment ? Comment apparaîtrait-il effectivement au jour de la mutation annoncée par tant de savants et de mystiques ? Volatilisés en leur transcendance que l’on nomme éternité et où l’immortalité, ultime continuité de l’être, est le principe des choses ?
Peut-être. En tout cas, il semble que la courbe de notre destinée aille dans ce sens et que, si nous regardons à nouveau en arrière pour nous incliner, il y a soixante mille ans, sur la dépouille d’un homme de Néandertal, c’est à cela que semblera désormais aboutir cette première inhumation, origine de notre instinct du sacré.
(Extrait de Le Dieu de Dieu de Alexandre Kalda aux éditions Flammarion 1989)