La vie ne s’arrête jamais. Elle est courbe. Elle est même sphérique. Il ne s’y trouve pas de point fixe. Pas de ligne droite découpable en segments, mesurable à point nommé. Mais un flot continu. Un torrent silencieux d’énergie circulaire. Une danse, une ronde. Une rayonnance qui respire. Se gonfle, se retire. Avance, recule. Rapidement. Lentement. Éternellement.
Je ne meurs jamais. le corps que je porte, je m’en dévêts un jour, une fois pour toutes, après les nombreuses mini-morts d’heure en heure, de ces millions de cellules qui tombent comme feuilles d’automne. Mourir, ce n’est pas « rendre l’âme » comme si le corps « avait une âme », mais rendre le corps. (La « dépouille » mortelle exprime d’ailleurs cette idée.) Comme si on s’allégeait pour entrer dans la mer. Je porte ce corps comme une robe, un coquillage que j’abandonne. Je me déleste d’un poids pour monter comme la flamme. D’un caisson, pour éclater comme un obus.
Ceux qui durant cette vie pratiquent la sortie du corps (OBE: out-of-body experience), soit systématiquement, comme cela se faisait à l’époque des mystères initiatique de l’Égypte, d’Éleusis ou au Tibet; et de nos jours au laboratoire du business-man Robert Monroe, soit spontanément comme des milliers de personnes qui se voient en train de regarder leur corps immobilisé par un accident, par une maladie ou simplement par la fatigue, ces personnes ne craignent plus de mourir, puisqu’elles y sont passées bien souvent de façon consciente et se sont vues détachées du corps, tout en maintenant une conscience et une mobilité plus vaste et plus vives, qu’à aucun autre moment de leur vie.
Les recherches récentes sur la mort s’insèrent dans la grande montée de la surconscience, qui s’est manifesté tout d’abord par les perçées de la Beat Generation (années 50), suivies par les explorations psychédéliques des hippies, qui ensemble déclenchèrent l’avalanche contreculture — Slater, Roszak, Reich, Dylan, Hendrix, Beaz, Leary, Ram Dass, Berrigan, Keen, les Beatles, les « encounter groups », le groupe d’Esalen, le groupe New Dimensions, Findhorn, Whole Earth, et la cascade de cultes et de gourous: les New Religions de Needleman, qui ont envahi l’Amérique et l’europe.
Cette effervescence qui ressemble bien à une gestation, à l’annonciation d’une nouvelle naissance, produisit, après ces sorties plutôt agressives et désordonnées (mais sans doute nécessaires), une soudaine rentrée en soi-même — faisant suite au retour des vétérans du Viet-Nam et au repliement-sur-soi de l’affaire Watergate. La rentrée en soi-même, la méditation, les études sur la conscience sont maintenant pratiquées sur une large échelle et pénètrent même laboratoires et prisons d’Amérique, entraînant à leur suite de nombreux chercheurs européens.
Rien d’étonnant à ce que l’inquiétude devant une survivance dramatiquement menacée par les excès croissants de la cupidité humaine et son insensibilité aux écosystèmes, se soit transformée en une méditation sérieuse sur la précarité de la vie et le rôle de l’homme dans l’univers. La bombe et ses séquelles ont fait explosé les mythes de l’homme moderne — son droit au stockage et au forage illimité, la valeur d’un progrès continu, la solidité de la science, le nationalisme comme source de grandeur, la maîtrise universelle de l’homme — sa supériorité, en somme.
Même les courses à la conquête de l’espace n’ont pas réussi à leurrer l’homme. Ces excursions ressemblent de plus en plus à ce que les alcooliques appellent une « cure géographique » – « si je pouvais seulement aller vivre à Vancouver ou à Hawaï, là je pourrais enfin me débarrasser de mon problème. »
Désormais, la vraie libération ne peut être qu’intérieure, parce que c’est là que se rencontrent les limites de l’homme à la racine de tous ses comportements de surface. Il fallait sans doute passer (felix culpa) par ces excès industriels, technologiques et militaires, pour retrouver les fondements de l’harmonie personnelle et sociale, pour être forcé de revenir à l’essentiel. Car l’intériorisation, la reprise de soi, le travail sur soi-même, ne sont plus de simples loisirs de dilettante, ils sont désormais des nécessités radicales. C’est toute la terre qui est prise dans un même réseau de conflits. Or, c’est en l’homme que se trouvent tout d’abord ces conflits et les situations extérieures — on l’a bien compris — en sont le reflet exact.
Une des étapes les plus importantes de cette intériorisation est la démythisation de la mort. Nous qui persistons à grimer nos morts pour qu’ils aient toujours l’air d’être vivants (nous n’acceptons pas de regarder la mort en face, c’est le cas de le dire), nous nous apercevons que cette mascarade n’est plus nécessaire, nos craintes de la mort étaient inutiles. Nous n’avions rien compris. (Peut-être n’est-ce là que le symbole de tout ce jeu illusoire que nous appelons si fièrement notre culture, ce système de croyances, cette maya dont il ne faut jamais « vendre la mèche », sans quoi tout s’écroulerait de cette belle façade de pièce montée.)
Nous avons découvert, ce que quantité d’individus connaissaient sans oser l’avouer publiquement et ce qu’avaient identifié et cartographié les traditions les plus anciennes et les plus sûres, que la mort n’est pas souffrante, qu’elle est belle, qu’elle est une immense joie, une libération, une re-naissance, une rentrée, le congé essentiel. Les Tibétains dans leur Livres des Morts nous avaient déjà appris que les phantasmes ou apparitions que rencontre le mourant dans l’au-delà — sous forme de démons ou de dieux — ne sont en réalité que des projections du mental, dont les désirs, craintes et regrets n’ont pas encore achevé leurs cours. On s’est aperçu que ceux qui « voient » le monde démoniaque ou en sont « attaqués » sont tout d’abord et seulement des gens qui croient à ces choses comme à des réalités objectives. Notre peur de l’enfer, des démons, du jugement a changé de sens: c’est de nous, comme le fil sortant de l’araignée, que sortent tous ces concepts. Non pas qu’ils soient irréels (l’enfer, c’est la souffrance bien réelle de celui qui dans l’au-delà endure en détail, à partir du point de vue de ses victimes, tout le mal qu’il leur a fait), mais leur réalité est liée à notre degré de conscience qui est en fait l’univers qu’il projette.
On s’est aperçu que ce n’est pas la mort qui est souffrante, mais la naissance. Que la mort n’est pas le pôle qui s’oppose à la vie, mais à la naissance — le tout étant LA VIE avec ses entrées et sorties sur la scène du visible. Le grand avantage qui résulte de la nouvelle conscience de la mort, c’est qu’elle a perdu son aspect tragique, qu’elle reprend sa vraie place.
On ne peut s’identifier au corps, après ce que nous a appris la « sortie du corps » (OBE) où la conscience est non seulement détachée de celui-ci (quoiqu’il y ait un lien — le fil d’argent — entre le corps astral, qui habille la conscience, et le corps étendu sur le lit), mais où cette conscience est incomparablement plus claire, plus libre, plus universelle et plus heureuse. Il apparaît alors évident à l’expérimentateur que c’est vraiment cela que l’on est – plutôt que ce corps que l’on peut « discarter », sans perdre la conscience totale. On découvre que l’on n’est pas son corps, comme d’ailleurs nous le rappelaient les plus anciennes sagesses. En fait, la libération pour la tradition la plus ancienne, la védantique, éminemment représentée par Ramana Maharshi, consiste à se libérer de toute identification au corps. Le libéré-vivant (jivan-mukta) c’est celui qui réalise, qui traduit dans tout son être, cette évidence: « je ne suis pas mom corps ».
Pour un tel être, la mort n’a plus de surprises, pas plus qu’elle n’a d’importance: le « départ » est déjà intégré, le détachement déjà assumé. Rien de nouveau ne peut lui faire perdre son équilibre. Cet être est au-delà de la mort, de la mort de son ego. Il est ressuscité. D’une résurrection qui consiste à naître au niveau spirituel (la Seconde Naissance, le deux-fois né, le dvija du Véda), à devenir conscient de sa dimension éternelle, à en vivre comme de l’unique nourriture. La résurrection est une réalité spirituelle – la réalité spirituelle, sinon la Réalité tout court. Elle est signifié par les symboles suivants: le nouvel homme (par rapport au vieil homme), le Christ en nous, l’ « esprit » de saint Paul par rapport à la « chair », le Vide ou le Néant de Jean de la Croix et d’Eckhart, le tao de la tradition chinoise, le nirvana (l’extinction du feu) du bouddhisme, le jivan-mukta et l’atman de l’hindouisme, le fana-baka du soufisme, le tiferet de la kabbale. On y entre par la purification, l’ascèse, le baptême, la metanoia (qui veut dire l’acte de transcender la pensée, plutôt que de renvoyer tout d’abord à un changement moral).
Pour quelqu’un qui est ressuscité ici-bas — qui selon l’expression évangélique à la vie éternelle (réalité transcendant espace et temps, donc dans l’ici-maintenant), c’est-à-dire quelqu’un qui est en vie éternellement, il n’y a plus de crainte de la mort ni d’intérêt à reprendre un corps tel qu’il est connu ici-bas. Aussi, la tradition chrétienne ne voit-elle pas la « résurrection du corps » comme la reprise du même corps, mais plutôt comme l’assomption d’un corps spirituel (ou « de gloire »), qui n’est plus soumis aux limitations habituelles, puisqu’il peut à volonté traverser la matière et disparaître, mais plutôt doué de propriétés que l’on ne reconnaît pas aux corps physiques grossiers. Sans doute que le corps de la Transfiguration et celui du Ressuscité s’apparentent moins au corps physique qu’au corps astral, avec tous ses dons de légèreté, de transparence, de fluidité, d’incandescence, de liberté absolue et de joie parfaite.
Ainsi, la Voie peut être dite le cheminement de la Vie à l’intérieur de la mort, puisque la vie courante est une espèce de mort lente, multiple et continuelle dans sa variété. Cheminer sur la Voie, c’est apprendre à mourir, non pas tout d’abord physiquement, mais dans son coeur, dans ses attaches, dans son ego. Le je doit mourir , sans qu’on ait pour autant à le tuer, mais « de sa belle mort », en cultivant l’attention, l’éveil, la conscience de plus en plus envahissante et centrale.
Et en faisant cela, en vivant cette seconde qui passe, en l’acceptant pleinement, comme si c’était la dernière, on se préparera aussi, bien sûr, au dernier instant sur terre, qui est, selon le bouddhisme et d’autres traditions, le moment clé de la vie. Car l’habitude de vivre dans cet éveil constant ne se perd plus au-delà d’un certain seuil. En effet, selon le dicton populaire: « On meurt comme on a vécu ». Mais, contrairement à ce qui est cru, cela veut dire non pas que le moment de la mort fait la moyenne de la vie, mais qu’en mourant, l’esprit va là où l’habitude est la plus forte, où la pente est la plus naturelle.
Placide Gaboury http://placidegaboury.com/