évoquant Napoléon, l’Antéchrist
ou encore Jeanne d’Arc ?
(D’après « Folk-Lore » (par le comte de Puymaigre), paru en 1885)
par LA RÉDACTION
Le chroniqueur ajoute qu’en effet, en 1315, il régna une famine qui fut terrible, en France surtout. Mais les autres parties de la prédiction ont-elles été accomplies ? A la rigueur on peut voir dans cette prophétie l’annonce de la Jacquerie, mais elle ne fut pas une conséquence de la disette de 1315 et n’éclata qu’une trentaine d’années plus tard. On peut croire aussi que le prophète a deviné la fin de la première branche des Valois, la puissance de Marcel à Paris, l’occupation de cette ville par les Anglais sous Charles VI, les désastres de ce règne, la Réforme, le sang répandu durant les guerres de religion.
On pourrait encore découvrir dans cette prédiction l’annonce d’événements beaucoup plus modernes : la révolution, le renversement de Louis XVI, la dispersion de sa famille, les persécutions que souffrit la papauté, l’entrée des alliés à Paris. Enfin il ne serait pas impossible de soutenir que le voyant a prévu la chute de Napoléon III, la Commune, les attaques nouvelles contre le Saint-Siège, etc. ?
A vrai dire, des prédictions aussi vagues n’annoncent véritablement rien. La Chronique de Guillaume de Nangis, à la continuation de laquelle est emprunté ce qui précède, contient un passage qui n’a pas la prétention d’être une prophétie, mais qui en est une par le fait et qui mérite peut-être d’être citée : « Consueverunt reges ipsi Franciae in suis armis et vexillis florem lilii depictum trino folio comportare quasi dicerent toti mundo : Fides, sapientia et militiae probitas abundantius quam regnis caeteris sunt regno nostro Dei providentia et gratia servientes. Duo enim paria folia sapientiam et militiam significant, quae fidem trinum folium significantem et altius in medio duorum positam custodiunt et defendunt ; nam fides gubernatur et regitur sapientia, atque militia defensatur. Quamdiu enim praedicta tria fuerint in regno Franciae, pacifice, fortiter et ordonatim sibi invicem cohaerentia, stabit regnum ; si autem de eodem separata fuerint vel avulsa, omne regnum in seipsum divisum desolabitur atque cadet. »
Voici la traduction : « Les rois de France eurent coutume de porter peint sur leurs armes et leurs étendards un lis à trois feuilles, comme pour dire à tout le monde : La foi, la sagesse et l’honneur militaire, par la providence de Dieu, existent plus abondamment dans notre royaume que dans tous les autres. En effet, deux feuilles égales signifient la sagesse et l’honneur, lesquelles gardent et défendent une troisième feuille placée plus haut au milieu d’elles et représentant la foi, car la foi est gouvernée et régie par la sagesse et l’honneur. Aussi longtemps que ces trois choses susdites seront dans le royaume de France, pacifiquement, fortement et régulièrement, par leur union, le royaume restera debout, mais si elles étaient séparées ou arrachées, tout le royaume divisé en lui-même serait désolé et tomberait. »
On dirait, remarquons-le en passant, à la manière dont il est souvent parlé de la fleur de lis par les anciens écrivains, qu’elle avait pour eux comme un caractère mystérieux et qu’elle excitait leur vénération. Il y a peut-être quelque chose de ce sentiment dans la manière dont le chroniqueur espagnol Pero Lopez de Ayala ajoute, après avoir raconté la mort de la malheureuse Blanche, femme de Pierre le Cruel : « Elle était du lignage du roi de France, de la fleur de lis de Bourbon. » De savantes et récentes recherches de A. de Barthélémy prouvent, du reste, ce que l’on soupçonnait déjà, que le choix de la fleur de lis fut inspiré à nos rois par un sentiment de dévotion à la sainte Vierge (Essai sur l’origine des armoiries féodales, paru dans Revue critique du 22 juin 1872).
Mais revenons à notre sujet. Le continuateur de Nangis parle d’un personnage assez singulier, d’un cordelier appelé Jean de la Rochetaillade, sur lequel Froissart donne aussi des détails, et qui par la hardiesse de ses prédications et ses sombres prophéties, s’attira plus d’une persécution. C’était, à ce qu’il paraît, dans la lecture de l’Apocalypse que la Rochetaillade découvrait ou croyait découvrir la révélation de l’avenir.
« Il le savoit, dit Froissart, par les anchiennes escriptures et dou Saint-Esperit… qui li avoit donné entendement de déclarer touttes ces ancyennes troubles prophéties et escriptures pour annoncer à tous crestyens l’année et le tamps que elles devoient avenir et en flst plousieurs livres bien dites et bien fondés de grant scienche de clergie, desquels li ungs fut commenchiés l’an de grâce mil CCCXLV et li autres l’an mil CCCXLVI et avoit escript dedans tant de merveilles a venir entre l’an LVI et l’an LXX que trop seroient longhes à escripre et trop fortes à croire, combien que on ait pluiszeurs veut avenir dou tamps passet et quant on li demandoit qu’il avenroit de la guerre des Franchois et des Englès, il disoit que ce n’estoit riens chou que on en avoit vu, enviers chou qui en avenroit, car il n’en seroit pais ne fins jusques à tant que le royaumes de Franche seroit essilliés et gastés par touttes ses parties et régions et tou chou a-on bien veut avenir depuis. »
Les prophéties dont parle Froissart existent encore à la Bibliothèque nationale, et elles ont été examinées par Kervyn de Lettenhove, des recherches duquel nous allons profiter. Ces prophéties ont été dédiées par le cordelier au cardinal Guillaume Curti. La Rochetaillade y raconte en 1345 et emprisonné à Figeac, qu’un jour, comme il priait appuyé sur son bâton, il eut une révélation fort détaillée, qu’il fait ensuite connaître. Plusieurs des événements annoncés par la Rochetaillade s’accomplirent ; ainsi il indiqua l’époque de la mort d’André, roi de Naples , il dit qu’en 1346 la peste noire commencerait en Italie, qu’en 1356 la guerre sévirait plus que jamais entre la France et l’Angleterre, que Dieu, cependant, ne permettrait pas la destruction de la France, que les Anglais n’étaient qu’un fléau destiné à châtier un peuple coupable, que le Saint-Siège quitterait Avignon.
La Rochetaillade fut moins heureux dans d’autres prédictions. Il assurait par exemple que l’Antéchrist naîtrait bientôt, qu’il serait du sang de Frédéric II et de Pierre d’Aragon, que la bête de l’Apocalypse sortirait de la mer de Sicile, etc. Remarquons au sujet de l’Antéchrist, et cela d’après dom Calmet dans La sainte Bible, que « de même que Jésus-Christ a été figuré avant sa venue, de même se sont déjà élevés plusieurs tyrans ou imposteurs qui ont représenté l’Antéchrist ou qui ont été ses précurseurs. » On peut donc penser que les auteurs de nombreuses prophéties ont eu en vue non l’Antéchrist dernier et véritable, mais les persécuteurs qui ne manquent jamais à la religion. A l’époque que semble avoir voulu désigner la Rochetaillade nous ne voyons toutefois aucun de ces persécuteurs.
Le cordelier s’est trompé encore en annonçant que le Saint-Siège serait transporté à Jérusalem, qu’un prince français du nom de Charles délivrerait la Terre Sainte. Outre l’œuvre que nous avons indiquée, la Rochetaillade a laissé encore un traité de la Quintessence. « Il y rapporte, dit Kervyn de Lettenhove, qu’il a passé cinq ans à étudiera l’université de Toulouse et qu’il est entré depuis cinq ans dans l’ordre des Frères mineurs. Le second livre de ce traité renferme des remèdes contre toutes les maladies. De plus, Jean de la Rochetaillade était alchimiste. Il termina, le 14 octobre 1354, un ouvrage où il donne les dessins de ses fourneaux et de ses creusets, notamment pour la fabrication de la pierre philosophale, qu’il appelle la pierre minérale.
« De nombreux avertissements du même genre que ceux de Jean de la Rochetaillade parurent à cette époque, ajoute Kervyn de Lettenhove. En une seule année, en 1353, on rencontre une lettre de Lucifer aux hommes et une épître de Jésus-Christ à Innocent VI, dont l’attribution à Pierre de Clairvaux est très douteuse. C’étaient les mêmes allusions obscures mêlées aux mêmes avertissements et aux mêmes menaces. »
En Angleterre, en 1469, on copiait encore les prophéties de Jean de la Rochetaillade, à un manuscrit desquelles, en France, au quinzième siècle, on ajouta, comme si elles en eussent fait partie, des révélations relatives à Jeanne d’Arc. A en croire Christine de Pisan, la Pucelle avait été promise bien longtemps avant sa venue :
Par Merlin, Sébile et Bede,
Plus de cinq cents ans la veirent
En esperit, et pour remède
A France en leurs escrips la mirent
Et leurs prophécies en firent.
Quelques vers obscurs attribués à tort à Bède, furent appliqués à Jeanne d’Arc :
Vi cum vi Chalybis ter septem se sociabunt,
Gallorum pulli tauro nova bella parabunt.
Ecce beant bella, tunc fert vexilla puella…
Quant à la prédiction attribuée à Merlin, elle est tirée de l’opuscule de Geoffroy de Monmouth, intituléeDe prophetiis Merlini ; elle est, dit Jules Quicherat, relative à la ville de Winton, et pour qu’elle semble concerner la Pucelle, ajoute-t-il, on a dû la tronquer en plusieurs endroits, et cela dès le début même. Ainsi ces mots : « Ad haec ex urbe Canuti Nemoris eliminabitur puella », ont été altérés de cette manière : « Ex nemore Canuto eliminabitur puella » ; du bois Chenu surgira la vierge…
Nous voyons cependant que ce n’est pas après coup qu’on cita Merlin au sujet de Jeanne d’Arc. Dès 1429, il était déjà invoqué à propos de la Pucelle ; on lit sous cette date : « Entre les autres escritures fut trouvée une prophétie de Merlin parlant en ceste manière : Descendet virgo dorsum sagitarii et flores virgineos obscurabit. Dans les sagitarii on voyait les archers anglais poursuivis par la jeune fille. Quant au bois Chenu, il se trouve près de Domrémy un bois de ce nom et, chose remarquable, nous voyons dans les interrogatoires du procès de condamnation que les Anglais s’en préoccupaient, et qu’avant que Jeanne se fût révélée on semblait ajouter foi aux prophéties annonçant que des environs du bois Chenu viendrait une jeune vierge qui ferait des prodiges.
« Erant prophetiae dicentes quod circa illud nemus debebat venire quaedam puella quae faceret mirabilia. » (Procès de condamnation) Jeanne connaissait cette prédiction et d’autres analogues ; quand Baudricourt hésitait à la conduire à Charles VII : « Est-ce que, dit-elle, vous n’avez pas entendu qu’il fût annoncé que la France seroit perdue par une femme (Isabeau de Bavière) et sauvée par une jeune fille des marches de Lorraine ? » (Procès de réhabilitation)
Que l’on ait appliqué à tort ou à raison les prédictions de Merlin à la Pucelle, il est indubitable que Jeanne fut prédite plus d’une fois. Elle le fut par Pierre de Monte-Alcino, qui écrivit à Charles VII : « In consilio virgineo erit victoria tua (Ta victoire sera dans les conseils d’une jeune fille). » (Procès de réhabilitation) Simon de Phares parlant de maître Guillaume Barbin, docteur en médecine et grand astrologien, dit : « Cestuy prédit en son jeune âge l’exil des Anglois et relièvement du roy de France, qui fut chose assez à émerveiller, attendu qu’elle fut au moyen d’une simple pucelle. »
On sait enfin qu’une femme d’Avignon, appelée Marie, prédit les maux de la France, et la manière miraculeuse dont ils seraient réparés. « Elle dit qu’elle a voit eu beaucoup de visions touchant la désolation du royaume de France, que dans ces visions elle avoit vu des armes qu’on lui présentoit, et comme elle s’effrayoit de la pensée qu’elles lui étoient destinées, une voix lui dit de ne pas craindre, que ces armes n’étoient pas pour elle, qu’elles dévoient être portées par une vierge qui viendroit bientôt et qui délivrerait le royaume de ses ennemis. »
Jeanne d’Arc elle-même dévoila à plusieurs reprises les événements futurs, elle prophétisa le triomphe définitif de la France,le couronnement de Charles VII à Reims, l’expulsion des Anglais. Elle demanda que, quand ces choses arriveraient, on se rappelât ses paroles : « Dixit ut quando id evenerit quod habeatur memoria quod ipsa dixit hoc. » Elle ajouta qu’elle était aussi certaine de ces événements que de ceux qu’elle avait vus auparavant. Elle annonça plusieurs des circonstances qui devaient amener un heureux changement, la délivrance d’Orléans, la victoire de Patay. Plusieurs fois elle parla de sa propre destinée, elle entrevit sa captivité et son supplice.
On lui a prêté aussi des prophéties dont on ne trouve point de traces dans les interrogatoires, qui sont donc fort douteuses, et qui ne se réalisèrent pas. Telle est, sur la délivrance de la Terre Sainte, une prédiction que Christine de Pisan lui attribue. Au reste les contemporains de Jeanne d’Arc lui reconnaissaient si bien le don de prophétie, qu’un docte clerc du diocèse de Spire écrivit sur la Pucelle, en 1429, un traité où il s’occupe d’elle, surtout en qualité de prophétesse, et qu’il intitulaSibylla Francica.
Cette attente dans laquelle, avant l’apparition de Jeanne d’Arc, la France désolée était d’un sauveur, semble appartenir à ce genre de prévision auquel croyait Machiavel. Ne pourrait-on penser, vu leur nombre, leur diffusion, leur ancienneté, que des prophéties relatives à l’Orient doivent aussi trouver un jour leur accomplissement ? Ce jour, qui sans doute est bien éloigné encore, on crut y toucher au quinzième siècle. On se rappelle que La Rochetaillade avait prédit qu’un roi de France s’emparerait de Jérusalem. Le pape Pie II fit allusion à cette prophétie dans une lettre à Louis XI : « Pugnare cum Turcis et vincere et Terram sanctam recuperare, francorum regum proprium est : Combattre les Turcs, les vaincre et recouvrer la Terre sainte est l’affaire des rois francs. »