L’économie « primitive » de l’âme
Tout ici s’articule autour de la pérennité du groupe considéré comme un tout vivant en perpétuel devenir : on devine que chaque membre est dépositaire, transitoirement, d’une partie de la richesse d’un groupe. Et un aspect essentiel de cette richesse est le pouvoir de vie qui anime l’ensemble des individus.
Quelles que soient les croyances professées sur la constitution de l’homme, on retrouve un élément quasi constant : l’enfant qui naît reçoit en partage un peu de la substance-de-vie qui est la propriété du tout, et il la restituera au « pot commun » lors de son décès. Généralement cette énergie vitale sera recyclée assez vite, éventuellement après s’être introduite dans quelque forme vivante — plante ou animal — ou être restée en suspens dans certains lieux… en attendant le passage d’une femme appelée à devenir mère.
Dans de nombreux cas, le transfert de cette énergie se fait traditionnellement dans la même lignée familiale, de l’aïeul au petit-fils. Cette croyance est très répandue et, en de nombreux points du globe (pratiquement sur tous les continents en dehors de l’Europe [3]) les ancêtres « revivent » dans leurs descendants qui portent leurs noms à intervalles répétés.
La collation du nom est une opération importante dans la vie organique du groupe : il convient de préciser quel antécédent est venu dans un nouveau-né, ré-actualiser le personnage qu’il fut — et qu’il continue souvent d’être dans le monde des défunts où il occupe sa place légitime. Il arrive que la future mère soit visitée en rêve par un aïeul qui lui annonce son retour, ou la prie de le porter dans son sein. En cas d’incertitude, l’examen du bébé à la naissance peut lever les doutes si l’enfant porte sur le corps des marques correspondant à celles d’un ancêtre connu (cicatrices de blessures, malformations, etc.). En tout état de cause, le devin, celui-qui-sait-lire-les-signes, sera consulté : l’enfant nouveau-né ne sera vraiment individualisé et reconnu comme membre du groupe que lorsqu’il aura reçu son nom.
Le nom résume l’essence et la puissance d’un être. Porter le nom d’un ancêtre permet d’accéder au monde des vivants, mais encore faut-il apprendre les promesses et les devoirs que comporte ce privilège : l’initiation permettra (entre autres) d’en prendre pleine conscience.
Lorsque survient la mort, il convient que l’« âme-animante » du défunt soit convenablement restituée au groupe vivant : il faut alors procéder aux rites, souvent fort complexes, assurant, dans les bonnes règles, la métamorphose du défunt en ancêtre occupant une place assignée dans l’économie du groupe. C’est encore une initiation — parfois périlleuse pour le défunt — servant à franchir tous les obstacles avant d’atteindre la sécurité du nouvel état — on devrait peut-être dire de la nouvelle fonction d’homme décédé.
La solidarité permanente entre membres du groupe exige la participation active des vivants sous forme de rites et de sacrifices, pour seconder le mort dans ses mutations : par un juste retour des choses, ce dernier n’inquiétera pas les vivants par des manifestations indésirables (apparitions effrayantes, possessions…) et, au contraire, contribuera à la protection de la tribu. Au fil des années se maintiendra le contact entre tous les participants du groupe (vivants et défunts) à l’occasion de fêtes et de cérémonies particulières.
Le tableau que nous venons de tracer — d’une manière un peu trop schématique, sans doute — nous invite à nous poser de nouvelles questions sur ce qu’on appelle souvent la réincarnation chez les primitifs.
Lorsque, par exemple, les Yoruba du Nigeria saluent un bébé par ces mots : « tu es venu ! » et cherchent sur son corps des signes pour identifier l’ancêtre qui est à nouveau présent parmi eux, ou lorsqu’ils appellent un garçon Babatunde (Père est revenu) ou une fille Yekunde (Mère est revenue)], quelle signification accordent-ils à ces mots ? Pensent-ils seulement à un souffle de vie qui se perpétue, une sorte de prâna, sans cesse recyclé, porteur de l’énergie des hommes du passé, ou ajoutent-ils des éléments psychiques à cette pure vitalité animale ?
La personnalité de l’aïeul est-elle présente tout entière, ou délègue-t-elle seulement une fraction d’elle-même dans son rejeton ?
On pourrait répondre, assez facilement, que dans de nombreux cas l’ancêtre semble conçu comme demeurant toujours dans son propre monde désincarné, tandis que les vivants bénéficient de son influence magnétique et ne sauraient vivre sans elle. Il arrive que plusieurs vivants portent le nom du même antécédent. Parfois même grand-père et petit-fils coexistent : l’enfant est alors considéré comme le frère de l’homme dont il porte le nom — jusqu’au jour du décès où il devient pleinement l’actualisation de son prédécesseur.
Cependant la réalité est évidemment complexe et il faut se garder de généralisations hâtives. La conception de l’homme chez le « primitif » est souvent loin d’être primitive, comme on va le voir.
(Extrait de La Réincarnation, Des preuves aux certitudes Éditions Retz 1982)
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