Le Web : la mutation du savoir universel
Evidemment, le grand exemple d’intelligence collective sur le Web, c’est Wikipedia, l’encyclopédie dont tout internaute peut devenir le coauteur. Ou Google, qui permet à l’humanité d’aller piocher dans tout le savoir universel. Pas étonnant que la réflexion sur l’intelligence collective soit partie des laboratoires de sociologie et d’anthropologie de la cyberculture, à la fin des années 1980. L’un de ses principaux visionnaires est l’historien des sciences franco-canadien Pierre Lévy, directeur d’une « chaire de recherche en intelligence collective » à l’université d’Ottawa. Selon lui, nous sommes tout bonnement en train de vivre une mutation majeure de l’hominisation. A Homo sapiens succède Homo communicans, qui évolue dans un nouvel espace anthropologique. Après l’espace de la Terre (l’homme préhistorique), l’espace du territoire (le paysan du Néolithique) et l’espace de la marchandise (l’homme de la Renaissance), l’espace du savoir est en train de nous faire basculer dans une dimension encore jamais vue, où la valeur réside désormais davantage dans la connaissance que dans le capital ou le travail. Reliés les uns aux autres par le World Wide Web, qui pénètre jusque dans nos vies intimes, nous traversons, selon Lévy, un passage aussi puissant que celui de l’invention de l’écriture, il y a 7000 ou 8000 ans.
Cette mutation intensifie notre intelligence collective, que le visionnaire définit en trois points :
- chacun sait quelque chose ;
- nul ne sait tout ;
- l’échange est la clé de tout progrès.
Certes, admet-il, les groupes sont souvent décevants. Mais le cyberespace change la donne. Il permet une intelligence « partout distribuée, sans cesse valorisée, mise en synergie en temps réel, et aboutissant à une mobilisation effective des compétences individuelles ».
Cette vision très optimiste est tempérée par une réserve :
selon Pierre Lévy, la croissance de l’intelligence collective est actuellement freinée par le relativisme du Web, dont les informations sont entassées dans le plus grand désordre. C’est une régression : comme les encyclopédistes et bibliothécaires d’il y a trois siècles, les créateurs de moteurs de recherche d’Internet doivent donc d’urgence inventer un « métalangage », qui puisse apprendre aux ordinateurs à percer l’énorme opacité qui rend actuellement 85 % des données du Web inaccessibles. C’est ce à quoi Lévy lui-même consacre désormais son temps.
Vers une conscience collective – Y a-t-il moyen de vivre l’intelligence collective autrement qu’en pianotant sur un ordinateur ? Cette question devient un thème de développement personnel. Gestion par consentement, sociocratie, vision partagée… autant d’approches qui invitent à découvrir que les rêves individuels se réalisent mieux en rejoignant une quête collective. Parmi les professionnels du thème, Jean-François Noubel, cofondateur d’AOL France et consultant en ressources humaines dans les entreprises high-tech, a fait du passage vers une nouvelle conscience l’objet d’un enseignement qui distingue trois âges dans l’évolution humaine (voir le site www.thetransitioner.org) :
1. L’intelligence collective originelle du clan persiste dans tout petit groupe – équipe sportive, orchestre, bande. Le leadership y repose sur une compétence reconnue par tous et la règle de l’échange y est le don. Mais elle a ses limites : il faut être dans le même espace et assez peu nombreux pour pouvoir se parler, se toucher.
2. Avec l’écriture et l’Etat, est apparue l’intelligence collective pyramidale. Dirigée par une minorité, fondée sur la division du travail et la rareté monétaire, elle a permis la civilisation – des pyramides au cyberespace. Mais elle sous-utilise le potentiel humain et a engendré une complexité qui la dépasse désormais.
3. Nous sommes donc en train de muter vers une intelligence collective globale, qui retrouve les qualités de l’intelligence originelle, tout en les intégrant au « village planétaire » du cyberespace. L’esprit de coopération y est de mise, ce qui signifie obligatoirement un travail personnel d’introspection et d’initiation à la communication non violente.