Krishnamurti a commencé très jeune à parler et à écrire. Pour comprendre celui‐ci sans commencer par le déformer au contact des métamorphoses qui lui donnèrent naissance, il convient de ne l’examiner qu’à partir de 1927, époque où Krishnamurti est, selon son expression, déjà réalisé. Mais, tout de suite, son message ne cesse de se transformer.
On peut aisément y trouver des contradictions, par exemple entre telle affirmation faite en 1928 et telle autre en 1931.Elles sont dues à la nature même du message, qui n’est pas le résultat de recherches scientifiques ni d’études de bibliothèques, mais la description, au jour le jour, d’une expérience vécue qui, pour se rendre intelligible, devra inventer son langage.
Krishnamurti, à qui on enseigna dès sa première enfance à adorer telle image, puis telle autre, n’accepta jamais le repos que lui offraient ces illusions. Il était assoiffé d’éternité, mais d’une éternité vivante, en contact direct avec la vie quotidienne. Aussi, est‐ce son prodigieux amour, dans le sens à la fois le plus universel et le plus simple de ce mot, qui lui donna la capacité de ne pas s’arrêter à l’ombre des temples. Plus attiré par l’expression d’un visage, par un geste, parce qui est humain, que par des abstractions, son ardent désir fut de se faire instruire partout et par tous, afin de s’unir à cette vie qui fuyait, et qu’on lui présentait sous forme d’images et de divinités.
Un amour passionné pour ce qui est vivant, pour le monde entier, pour chacun, pour chaque chose. Une volonté terrible, indestructible, de douter, de ne se laisser emprisonner par rien ni par personne. Enfin, la révolte, suscitée par la souffrance infinie qui s’attacha à lui pendant son enfance et sa jeunesse. Voilà ce qui le porta à la connaissance. On comprend que son expérience décisive fut tout autre chose qu’une découverte intellectuelle. Et lorsque, soudain, il sentit son être psychologique fondre pour ainsi dire au sein de cette vie, impersonnelle, énorme, universelle qu’il avait toujours cherchée, on comprend que cet ébranlement, que cette métamorphose, que cette mort du moi au sein du présent éternel, s’exprima tout d’abord comme elle put, en se rattachant à des images et à des conceptions qui appartiennent au passé.
Le moi a disparu, mais dans une permanence. Il n’y a pas eu rupture, arrêt, mais continuité. La vie psychologique s’est trouvée transposée dans un monde où subsiste, bien que transfiguré et recréé, le monde ancien. Pendant longtemps, Krishnamurti croit qu’il s’agit d’une union. C’est par amour pour la vie qu’il s’est laissé détruire par elle, en tant que moi. Sa première expression est un hymne de joie, un chant d’amour, dans lequel aucune place n’est réservée à l’explication du phénomène qui s’est produit. Mais déjà, dépassant de loin les expériences mystiques que nous connaissons, Krishnamurti malgré les tâtonnements de sa pensée, découvre une vie dédivinisée, démythisée, si l’on peut dire. Il sait déjà qu’aucune voie, qu’aucun sentier, qu’aucune mystique, qu’aucun yoga ne mène à elle. Il sort du domaine des religions, se concentre avec intensité sur cette Réalité, l’établit en lui‐même d’une façon permanente (alors qu’aucune mystique ne nous donne un exemple d’identification absolue et définitive), et se laisse récréer par elle. Ce fait indique bien que l’expérience était totale. Dès lors on assiste à l’évolution que subit cet homme, envahi par la Réalité vivante qui l’a dépossédé de lui‐même. Il lui faut trois à quatre années pour lentement, patiemment, se recréer une nouvelle intelligence, une nouvelle façon de penser, une méthode. Le chant d’amour, l’explosion de lyrisme, la fraîcheur de ce printemps, qui directement faisaient appel à la joie, au bonheur, à l’enthousiasme irraisonnés, devront se transformer en un message dont la claire intelligence s’alliera à l’amour.
Mais cette intelligence, créée par l’amour, cette intelligence elle‐même se dérobera à ceux qui prétendront la situer dans des catégories, l’arrêter dans son mouvement, la disséquer, la tuer en somme dans un système. Elle fera appel à une façon de penser qui, loin d’être uniquement cérébrale, sera une fusion de l’intelligence et de l’amour, où à aucun moment ces deux facultés ne se dissocieront.
C’est à cause de cette fusion que l’on ne doit pas se borner à étudier la partie la plus récente du message de Krishnamurti, celle qui analyse les fonctions de la conscience, mais connaître aussi l’admirable élan d’amour qui porta cet homme à s’anéantir à lui‐même.
On constate tout d’abord que Krishnamurti, dès l’âge de dix ou douze ans, devint le centre d’un mouvement considérable. Lorsqu’il eut environ quinze ans, en 1911, ce mouvement s’organisa en vue d’encadrer le rôle de grand chef spirituel qu’on lui avait assigné. Cette attente aboutit à un drame en 1927, et à une destruction des temples en 1929. Ces incidents eurent de tels retentissements que, vingt ans plus tard (à Madras, en 1947), on lui posait encore des questions à leur sujet : «La société Théosophique vous a annoncé comme devant être le Messie et l’Instructeur du monde. Pourquoi avez‐vous abandonné la Société Théosophique et renoncé à votre messianisme?»
«On m’a posé plusieurs questions à ce sujet, répondit Krishnamurti, et j’ai pensé que je ferais bien d’y répondre. Sans être très importantes, elles nous posent le problème des organisations. Il y a à ce propos une très jolie histoire. Un homme marchait le long d’une rue, et derrière lui se trouvaient deux étrangers. Or, pendant qu’il marchait, il vit quelque chose de brillant, le ramassa, le regarda et le mit dans sa poche. Les deux hommes qui le suivaient observèrent la chose et l’un dit à l’autre : «C’est une très mauvaise affaire pour vous, n’est‐ce pas?» Mais l’autre, qui était le diable, répondit :«Non, ce qu’il vient de ramasser est la vérité mais je vais l’aider à l’organiser. » Alors vous voyez ce que tout cela implique.
La vérité peut‐elle être organisée ? Pouvez‐vous trouver la vérité par une organisation? Ne devez‐vous pas aller au-delà et au‐dessus des organisations pour trouver la vérité? En somme, pourquoi existent toutes ces organisations spirituelles ? Ne sont‐elles pas basées sur différentes croyances ? Vous croyez en une chose, quelqu’un d’autre y croit aussi et, autour de cette croyance, vous formez une organisation. Quel en est le résultat ? Croyances et organisations séparent indéfiniment les hommes. Vous êtes brahmaniste, je suis musulman vous êtes chrétien et je suis bouddhiste. Les croyances à travers l’Histoire ont fait fonction de barrières entre l’homme et l’homme.
Toute organisation basée sur une croyance doit inévitablement engendrer la guerre entre l’homme et l’homme, ainsi que cela s’est produit maintes et maintes fois. Nous parlons de fraternité, mais si votre croyance est différente de la mienne, je suis prêt à vous couper la gorge. Nous avons vu cela sans arrêt.
Et voici que le chant de cet amour monte et remplit tout. Son Bien‐Aimé n’est plus en son cœur, il a rempli le monde, et lui, il est partout, il est véritablement sorti de lui‐même, il est complètement décentré.
Ecoute,
Je te chanterai le chant de mon Bien‐Aimé !
Là, où les douces pentes vertes des montagnes silencieuses
Rencontrent les eaux miroitantes et bleues de la mer,
Où le ruisseau bondit, et crie son extase,
Où la flaque d’eau immobile reflète le ciel calme,
Tu rencontreras mon Bien‐Aimé.
Dans la vallée où le nuage solitaire est suspendu
A la recherche de la montagne qui l’abritera,
Dans la fumée qui s’élève droite vers le ciel,
Dans le hameau vers le soleil couchant,
Dans les minces guirlandes des nuages qui se dispersent,
Tu rencontreras mon Bien‐Aimé.
Parmi les sommets dansants des hauts cyprès,
Parmi les arbres noueux de grand âge,
Parmi les buissons apeurés qui s’accrochent à la terre,
Parmi les longues tiges grimpantes qui pendent paresseusement,
Tu rencontreras mon Bien‐Aimé.
Dans les champs labourés où se nourrissent les oiseaux,
Dans le sentier ombragé qui serpente en longeant le fleuve,
Le long des berges où les eaux clapotent,
Au milieu des hauts peupliers qui jouent avec les vents,
Dans l’arbre qu’a tué la foudre du dernier été,
Tu rencontreras mon Bien‐Aimé.
Dans l’air immobile et bleu
Où le ciel et la terre se retrouvent,
Dans le matin surchargé d’encens,
Parmi les riches ombrages d’un midi,
Parmi les longues ombres d’un soir,
Parmi les riches et radieux nuages d’un couchant,
Sur le chemin au bord des eaux un soir,
Tu rencontreras mon Bien‐Aimé.
Sous l’ombre des étoiles,
Dans la profonde tranquillité des nuits sombres,
Dans le reflet de la lune sur des eaux immobiles,
Dans le grand silence avant l’aurore,
Parmi les murmures des arbres qui s’éveillent,
Dans le cri d’un oiseau au matin,
Parmi les ombres qui renaissent,
Parmi les sommets ensoleillés des montagnes lointaines,
Sur la face ensommeillée du monde,
Tu rencontreras mon Bien-Aimé.
Eaux dansantes, arrêtez-vous,
Ecoutez la voix de mon Bien-Aimé.
Dans le rire heureux des enfants
Tu peux l’entendre.
La musique de la flûte
Est sa voix.
Le cri effarouché d’un oiseau solitaire
Remue le cœur jusqu’aux larmes,
Car c’est sa voix que tu entends.
Le rugissement de la mer
Eveille des mémoires
Qui furent bercées et endormies par sa voix.
La douce brise,
Qui remue paresseusement les sommets des arbres,
T’apporte le son de sa voix.
Le tonnerre au milieu des montagnes
Remplit l’âme de la puissance de sa voix.
Dans le fracas d’une vaste cité,
Dans le gémissement aigu d’un véhicule rapide,
Dans le sanglot d’une lointaine machine,
A travers les voix de la nuit,
Le cri de douleur, le cri de joie,
La laideur de la colère,
Arrive la voix de mon Bien-Aimé.
Dans les lointaines îles bleues,
Sur la molle goutte de rosée,
Sur la vague qui se brise,
Sur le miroitement des eaux,
Sur l’aile de l’oiseau qui vole,
Sur la tendre feuille de printemps,
Tu verras le visage de mon Bien-Aimé.
Dans le temple sacré,
Dans les salles de danse,
Sur le visage saint du Sanyasi,
Dans la titubation de l’ivrogne,
Chez les prostituées et les chastes
Tu rencontreras mon Bien-Aimé.
Dans le champ de fleurs,
Dans les villes de tristesse et de laideur,
Chez le pur et chez l’impur,
Dans la fleur qui cache la divinité,
Se trouve mon Bien-Aimé.
Ah ! L’océan est entré dans mon cœur
En un jour je vis cent étés.
Ami, en toi je contemple mon visage,
Le visage de mon Bien-Aimé.
Tel est le chant de mon amour *. »
Pendant toute cette période, Krishnamurti repasse en son esprit les étapes qu’il a parcourues, cherche à les comprendre, les décrit. Il en tire l’enseignement qu’il prodigue autour de lui, et que l’on comprend si peu : les étapes sont vaines, inutiles ; il est absurde de chercher à les parcourir ; il n’y a rien à parcourir : il n’y a de vérité qu’en la perception de «ce qui est» ; il n’y a de voie qu’en la connaissance de soi.
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Extrait de KRISHNAMURTI ET L’UNITÉ HUMAINE - de CARLO SUARÈS – Nouvelle édition revue et augmentée 1962 – éd. ADYAR PARIS http://www.revue3emillenaire.com/doc/livres/Carlo-Suares-Krishnamurti.pdf