Batailles contre les esprits hostiles
Un chamane népalais rencontra un Occidental qui lui fit remarquer combien il était bon de vivre en harmonie avec le cosmos. « Pour l’essentiel, répondit le chaman, mon travail consiste à tuer des sorciers et des sorcières. Avant que rituel important, je suis terrorisé parce que je sais que l’un de nous mourra ».
Pour soigner la victime d’un sorcier il faut se battre contre l’agresseur autant que sauver le patient. En plus des fléchettes et autres objets nuisibles, les sorciers peuvent envoyer leurs esprits familiers à l’attaque de la victime, à moins qu’ils ne leur commandent de dévorer son âme.
Le danger ne vient pas seulement des ennemis doués de conscience mais aussi du fait que l’âme du chamane doit se déplacer sans la protection d e son corps. Ce danger est symbolisé par les esprits destructeurs rencontrés en chemin et même par la vigueur des lieux, surtout lors des voyages souterrains. Comme le montre le voyage en canoë des Wana, ces dangers n’atteignent pas tous la même intensité, ce qui permet à l’anthropologue de parler de « lent navire pour le ciel ». En Sibérie et en Asie centrale, le sentiment de danger est par contraste très aigu. Selon une tradition nenets, il est dangereux de voler près du soleil et de la lune, car ils vous attirent sans que vous ne puissiez plus leur échapper. Pour se rendre dans le monde inférieur, qu’on associe généralement au pays des morts, il faut souvent s’introduire dans de minuscules anfractuosités. Le chamane de l’Altaï traversait des steppes désolées en direction d’une sombre montagne de fer qui étayait le ciel. Aux abords de la montagne s’entassaient les ossements des chamanes qui avaient échoué et de leurs chevaux. Le ciel ne cessait de battre contre la cime, et ce n’est qu’au bref instant où il se détachait de la montagne que le chamane pouvait s’y glisser d’un bond précis. Alors, le chamane s’enfonçait « entre les mâchoires de la terre » jusqu’à une mer souterraine qu’enjambait un pont fin comme un cheveu. Chancelant sur ce cheveu, le chamane voyait les os de ses malchanceux prédécesseurs luire pâlement au fond de mornes abîmes. On retrouve ce genre d’obstacles dans d’autres régions du monde. Le chaman xarao du Vénézuela doit dépasser la montagne des ossements blanchis de ses prédécesseurs avant d’entrer dans le trou d’un gros arbre, dont les portes s’ouvrent et se referment à la vitesse de l’éclair.
Le manque d’âme et l’impersonnalité des dangers qui menacent le chamane altaïque donnent le frisson, mais c’est une autre peur qui naît d’un paysage dont l’agressivité résulte d’un trop d’âme. Le novice warao doit traverser, au bout d’une liane, un ravin débordant de « jaguars affamés, d’alligators mordeurs et de requins frénétiques », courir sur un sentier glissant entre des démons armés de lances et frôler un faucon géant dévoreur de chamanes. Diverses traditions parlent de monstres, de cannibales, de démons, de bêtes sauvages, de ravins impossibles et de beaucoup d’autres épreuves dont le chamane doit triompher. Le chamane népalais appartient à l’un des nombreuses traditions où le chamane dont l’âme a perdu une bataille contre un puissant ennemi, n’a plus qu’à trépasser.
Dotés de conscience et d’intelligence à l’image de l’homme, les esprits peuvent forcer le chamane à se battre physiquement ou à jouer au plus fin. Ce concept de bataille vient de la guerre ou de la chasse propres aux vivants, et l’imagerie en sera des plus sanglantes, à moins que l’âme ne soit prise au piège.
Les assistants mâles de la chamane saora chantent lors des funérailles comment ils lèvent une armée pour aller à la rescousse du défunt déplacé dans le cosmos : « Prenons nos haches, empoignons-les. Brandissons nos épées, nos couteaux » S’il s’agit de jouer au pus fin, le chamane devra être à la hauteur de ruses de l’ennemi. Dans un épisode très chamanique de la mythologie grecque, Œdipe cherche à sauver Thèbes de la peste et se retrouve devant le Sphinx, lequel pose des devinettes aux voyageurs et les étrangle lorsqu’ils restent sans réponse. Œdipe répond correctement, le Sphinx se tue lui-même et la peste est levée. Un certain chamane dolgan de Sibérie, ne parvenant pas à localiser l’esprit qui rendait malade son patient, invita un chanteur d’épopée à la séance de guérison. Quand le chanteur en fut au moment de l’histoire où le héros se bat contre un mauvais esprit et commence à l’emporter, l’esprit qui importunait le patient ne pouvait plus le supporter jaillit du corps de sa victime pour porter secours à son collègue. C’est alors que le chamane l’attaqua et le défit.
Le chamane peut encore être soumis à la tentation. Affamé, l’initié warao refusera les rôtis d’ours, de tapir et d’alligator ; il évitera les flatteries sexuelles de séduisantes femmes esprits. En d’autres termes, le chamane doit trouver quelle valeur morale attribuer aux expériences et aux actions. Le cerf du rêve de pouvoir d’Henry, le chamane xasho, se tenait à l’ouest mais regardait vers l’est. Pour les Washo, les âmes mauvaises demeurent à l’est, et Henry comprit qu’il devait éviter de cultiver la magie noire, laquelle fait habituellement partie des activités chamaniques.
A l’instar des esprits auxiliaires, on peut voir dans les esprits hostiles une composante de la psyché du chamane. La forêt, le désert ou le monde inférieur sont des lieux qui dépassent la civilisation humaine et correspondent peut être à l’inconscient des psychanalystes. La distinction entre les bons et les mauvais esprits n’est pas aussi nette que dans les religions dualistes, tel le christianisme. Les esprits peuvent aider ou détruire comme les forces de la nature. Le devoir du chamane consiste à les enrôler en les persuadant, mais s’ils persistent à œuvrer contre lui, à les contrecarrer. Le combat des esprits bénins et hostiles reflète non seulement l’ambivalence du monde mais aussi celle du chamane et de l’homme en général.
Livre à lire : LES CHAMANES de Piers Vitebsky
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