Les paradis, mais c’est quoi en vérité
Oui, il en est qui ont cru et qui croient encore à des endroits où, pour prix de leurs souffrances, et à condition qu’elles correspondent à la liste publiée par leur église, ils connaîtraient le repos éternel dans des lieux de délices. Mais pourquoi considérerait-on que les soi-disant pécheurs n’ont pas souffert eux aussi et ne méritent pas, en gage de leurs maux, le même droit à la paix ? Et puis, une béatitude éternelle en échange de quelques dizaines d’années douloureuses, le calcul n’est-il pas un peu naïf ? Et enfin, quelle preuve avons-nous que ces paradis seraient meilleurs que notre Terre ? Auraient-ils été créés par un autre démiurge que ce monde où nous nous débattons ? Ou bien y aurait-il, là aussi, une hiérarchie selon laquelle, en certaines strates de la manifestation, tout serait pure félicité, tandis que, pour nous-mêmes, ce serait la nuit concentrationnaire et l’extermination ? Y aurait-il encore cette féodalité-là, avec, d’une part, selon les religions, des anges ou des dieux ivres de leur beauté, et, d’autre part, ce monde, cette terre paria, cette planète zonarde, ce taudis cosmique où nous crevons sans que, des Versailles de ces êtres supérieurs, nous soit lancé autre chose que des foudres mortelles ?
Peut-être y a-t-il effectivement de tels séjours divins où, indifférent aux choses de la Terre, on se contente de faire partie des élus. Mais en ce cas, vouloir s’y rendre après la mort, vouloir gagner l’un de ces paradis à l’inconscience ravissante relèverait d’une espèce de snobisme religieux. Le sort de notre monde est ailleurs, son but ne peut s’atteindre par des visites à des altesses supraterrestres, mais par une révolution où s’écroulent les donjons où nous sommes tenus captifs, une révolution qui abatte les potentats dont le joug nous asservit depuis tant de millénaires.
Combien de millénaires, au juste ? Nous ne saurions le dire, n’ayant souvenance que d’avoir été toujours esclaves — ce qui rend bien inutile l’idée qu’il existe des enfers où, après la mort, nous serions déportés : comme s’il pouvait y avoir pire qu’Auschwitz ou Hiroshima ! Et la révolution devient de plus en plus urgente et inévitable, qui est en réalité un nouveau stade de l’évolution où, nous emparant des Bastilles de la pensée traditionnelle, nous délivrerons de nouveaux pouvoirs et un savoir nouveau, une autre façon de nous envisager, de regarder le monde et d’y participer.
Depuis le début, tout nous assassine et tout nous est espoir. Tout s’avère inutile, et cependant nous continuons. Plus nous devenons forts, plus les coups dont on nous frappe sont effrayants. Plus nous sommes capables de comprendre la vie, plus elle se dérobe et devient incompréhensible. Et cependant, nous ne nous lassons jamais. Recrus de maux, de vilenies, de hontes, nous conservons cette inaliénable innocence grâce à laquelle nous savons aimer encore et toujours rêver.
Et dans la tempête des ans, il y a ces hommes — le Bouddha, Jésus, Lao-Tsé et les autres — qui apparaissent et qui nous parlent avec douceur et brandissent des lumières pour nous réconforter. Ceux de l’autre Espace. Ceux de l’Éternité. Nous frémissons parfois, rien qu’à les entendre, ou seulement même rien qu’à savoir qu’ils existent.
Mais, bien sûr, nous ne pouvons pas les comprendre, car ils disent que tout est Dieu, même nos souffrances, ou bien que tout, même nos souffrances, est illusion. Et nous savons, au contraire, que la Mort qui arrache l’enfant ou l’amant de nos bras est réelle et n’a rien de divin, que la guerre qui décime notre famille ou notre pays est, elle aussi, réelle et n’a, elle non plus, rien de divin.
Plus ils insistent, plus leur voix devient persuasive, plus leur vision est lumineuse — et plus, au-dehors, autour de nous, le monde semble hideux. Et ce qu’ils voient et qui est vrai, ce qu’ils savent et qui est la vérité des choses, ils ne peuvent nous le communiquer, seulement nous faire savoir que cela existe.
S’ils pouvaient nous communiquer leur illumination, réellement nous la transmettre, nous serions tous illuminés. Mais il n’en est rien. Nous sommes distancés, comme pour toujours maintenus dans une position inférieure. Et cependant, aujourd’hui que, dans nos poitrines, s’élève un chant de révolution cosmique, nous commençons de comprendre qu’ils sont des précurseurs, non pas des chefs venus d’ailleurs et dont tout nous séparerait, mais les hérauts de notre propre futur, les symboles de ce qu’à notre tour nous pouvons atteindre et même dépasser, quels que soient leurs noms.
À l’état de conscience où ont atteint les grands messies du monde, nous devons tous accéder un jour. S’ils ne viennent que pour nous dire que nous sommes différents d’eux et que pour faire miroiter devant nous l’éclat de leur béatitude, ils ne méritent que notre mépris. Mais si, au contraire, c’est pour nous promettre qu’à notre tour nous jouirons de cette extase où se déploient leurs jours, que tout sera Lumière, que tout sera Infinitude, que tout sera Éternité, que nous serons libres des fers où nous sommes nés, que nous aurons nous aussi conscience d’être immortels, si c’est pour nous ensemencer de notre propre divinité, alors, oui, nous pouvons nous incliner devant eux, les écouter nous parler de ce voyage que nous faisons sans savoir et des continents que nous atteindrons.
(Extrait de Le Dieu de Dieu de Alexandre Kalda aux éditions Flammarion 1989)