Et non seulement nous mourons, mais nous le savons. Nous sommes les seuls, ici-bas, à savoir que nous mourrons un jour, que tout est condamné, que rien n’y échappera. Si nous ne nous en doutions pas, quelle importance ? Tout mourrait autour de nous, et nous nous acheminerions inconsciemment vers notre fin. Mais la Mort n’existerait pas. Et nous non plus, puisque, pour exister en tant qu’êtres pensants, il nous a fallu découvrir son existence. Elle n’aurait pas la réalité qu’elle a maintenant pour nous et qui est précisément ce qui nous distingue des autres créatures terrestres. Car, encore une fois, ce qui fait que nous sommes des hommes, c’est que nous percevons la Mort. C’est que nous en avons le sens que nous en avons et dont le dépassement ferait de nous des surhommes.
C’est donc ce sens qu’il nous faut, par quelque moyen, dépasser. Et nulle œuvre ne nous est plus urgente, à laquelle, en vérité, nous sommes attelés depuis le commencement. À peine avons-nous enregistré le phénomène de la Mort qui, jusque-là, ne dérangeait aucun être terrestre et pourtant les détruisait tous, à peine en avons-nous mesuré l’inéluctable que nous avons tout fait pour nous en évader. Et c’est là notre grandeur. En notre reconnaissance et notre refus de la Mort, se trouvent les insignes de notre royauté, qui sont aussi les stigmates de notre malédiction.
Ce sont eux qui nous ont permis de nous développer, de projeter dans toutes les directions, extérieures et intérieures, des antennes par lesquelles découvrir, toujours plus loin devant nous, toujours plus profondément en nous, les impossibles clefs de notre délivrance.
Les sciences, les arts, les religions, nous avons tout essayé. Et toutes les réponses sont justes, que nous avons entendues. Toutes nous ont rapprochés du parvis où doit paraître la Vérité comme un soleil nouveau. Toutes nous ont enseigné la non-Mort, qui est notre condition véritable, mais aucune n’a encore pu nous livrer les moyens d’y atteindre, sinon en un au-delà dont nous n’avons aucune preuve et que nient beaucoup d’entre nous.
Nous descendons, aujourd’hui, au fond des particules élémentaires comme autrefois dans les cryptes et les cavernes souterraines de notre initiation. Un même élan nous y incite, qui ne retombera que nous n’ayons enfin abordé à l’autre rive. C’est le seul but de notre odyssée. Toutes nos civilisations ne se sont édifiées, les unes après les autres, avec ou contre les autres, que dans ce dessein unique. Nous l’oublions, nous n’y pensons même jamais. Et pourtant, rien d’autre ne nous fait avancer dans les ténèbres que le désir de dépasser la Mort, de pénétrer dans une dimension où elle ne compte pas, de posséder une conscience sur laquelle elle n’ait aucune emprise.
Tous les renseignements que nous recueillons en route, infimes comme des grains de pollen et pourtant mirifiques comme autant de Golcondes, forment un rébus dont nous assemblons les éléments à l’aveuglette. Comment saurions-nous ce qu’une fois parachevé nous y lirons demain, et que c’est peut-être notre visage que nous traçons ainsi dans la nuit ?
Le moindre de nos gestes, depuis des dizaines de milliers d’années, ne nous conduit que vers cette capture du secret primordial où, immobilisant le Temps, nous arrêterons la Mort. Depuis soixante mille ans que nous creusons des tombes afin d’y enfouir les corps, abattus sans raison, de ceux qui partagent nos jours, c’est en réalité une sape que nous creusons dans l’édifice de la Mort, de façon qu’elle s’écroule demain. Nous rongeons du dedans l’insaisissable et omniprésent pouvoir qui nous dévore.
Nous ne faisons pas autre chose que de creuser et creuser encore les flancs qui nous enferment dans cette prison de douleur, que d’en forer chaque recoin, que d’en sonder chaque abîme. Et chaque fois que nous trouvons quelque chose, nous avançons d’un nouveau pas dans le domaine des techniques ou de la pensée, de l’art ou de la science, ou de ce que nous appelons Dieu.
Mais au fond, nous ne faisons que davantage envahir la sphinge colossale qu’est la Mort. Et tant pis si elle semble grandir à mesure que nous nous rapprochons de son cœur. Ce n’est qu’une illusion d’optique. Lorsque nous la toucherons, en son centre, elle disparaîtra.
C’est comme si nous allions franchir le mur de la Lumière. Et au vrai, si nous ne devions y arriver un jour, notre histoire n’aurait aucun sens. Cela ne voudrait rien dire qu’ayant autrefois basculé dans cette sphère où la Mort règne en idole absolue nous ne passions demain dans un autre plan. Celui où nous nous mouvons actuellement a un début que nous pouvons approximativement fixer dans le Temps. Pour cela même, il doit avoir une fin.
Parce que, à une époque révolue, il y a eu un jour où nous avons pris conscience de la Mort, il est fatal que vienne un jour où nous nous déprendrons de cette conscience et entrerons en possession de celle de l’Éternité.
Il ne peut en aller autrement. Ce qui a commencé à un moment ne peut durer toujours. Le sens que, jadis, nous avons acquis de la Mort et de son empire ne peut que disparaître à l’avenir. La Mort telle que nous la concevons ne peut être qu’une étape. Elle ne saurait être perpétuelle et ultime. Sans doute renverse-t-elle toutes les formes de la manifestation. Sans doute marque-t-elle la fin de toute chose. Et pourtant, elle n’est pas le dernier stade possible. Il doit y avoir, ici même, quelque chose qui se réalise dans le futur. Et c’est cela que décrit notre histoire. C’est cela que même le plus humble de nos actes quotidiens proclame aussi nettement que nos hauts faits les plus notoires. C’est cela que tout notre être, individuel et collectif, exécute avec une minutie d’artisan.
Le fourmillement de nos foules au long des millénaires n’a de but que cela. Notre apparente incohérence est le brassage sans fin recommencé de notre matériau pour qu’il donne forme à cela. Il y aura autre chose, un jour, bientôt, demain. Et nous reprenons espoir au milieu de nos guerres et de nos carnages. Le voile peint de la vanité s’écarte sur une lueur que nous ne comprenons pas, mais qui nous suffit. Autre chose ! Autre chose va se produire. Nous avons parcouru une route si longue. Et nos gestes s’entrecroisent comme pour tresser l’image qui nous hante et, depuis le début du Temps, nous anime et nous fait avancer.
Nul n’en sait plus que nous sur cette image d’immortalité, sinon le mystique, qui, toutefois, ne sait pas plus que nous échapper à la Mort. Non, même le mystique le plus radieux, le plus pur illuminé, le messie le plus sublime n’en sait à ce sujet davantage que le plus démuni d’entre nous. Il peut avoir vu ce que nous appelons Dieu, l’avoir vécu, l’être devenu et avoir ainsi partagé son immortalité pendant un instant hors du Temps, il n’est pas plus que nous parvenu à l’immortalité. À la connaissance personnelle de l’immortalité, oui. Mais pas à sa réalisation matérielle. Il n’est pas un seul Dieu vivant au monde qui ne soit mort comme le plus obscur d’entre nous.
Il y a ce dont témoignent les Écritures du monde entier, l’extase éblouissante où se trouve franchi le mur de la Lumière, mais c’est toujours au point que la forme est rejetée et que, seule, l’essence de tout univers se révèle. Victoire suprême de la Mort qui a tout aboli ? Ou vision transcendante de l’être qui abolit la Mort ? Ou abolition de la Mort par elle-même en ce qu’aucune limite ne peut borner?
Quelle est la vérité ? Ce dont l’âme fait alors l’expérience, elle sait que cela est vrai. Car cela est la Vérité qui se connaît elle-même. Il n’y a plus d’être humain, personnel, limité dans l’Espace-Temps pour rien demander ni rien savoir. Sois ce qui est, et non celui qui est. La personne est dissoute. Si elle ne l’était pas, il ne pourrait y avoir connaissance de l’Impersonnel. Ce qui la délimite est effacé. Autrement, il ne pourrait y avoir connaissance de l’Illimité. Il n’y a plus que la Lumière, depuis toujours et à jamais.
Or, depuis qu’il existe parmi nous des hommes capables de s’élever jusqu’à ce plan de conscience, les paradoxes s’accumulent, qui ne font que nous enfiévrer davantage. Toutes les possibilités que l’âme a de s’unir à Dieu, il semble que nous les ayons recensées sans pourtant avoir progressé sur le chemin de notre délivrance véritable. Simplement, il y a, dans la race, la confiance irrationnelle qu’il existe, ou existera un jour, ici ou au-delà, un état différent du nôtre, à l’avènement duquel charge nous est de travailler.
De l’intuition primitive de la Mort qui avait toujours existé mais que la créature ne percevait pas, nous sommes passés à l’intuition de la non-Mort qui, elle aussi, a peut-être toujours existé mais que nous ne percevons pas. De la perception de la Mort, nous sommes nés. De la perception de la non-Mort, une race naîtra, qui sera nous, dépouillés de nous-mêmes et rendus infinis.
À l’image du mystique qui, s’unissant à la Conscience suprême, jaillit soudain de lui-même en une explosion silencieuse où s’anéantit tout ce qu’il est personnellement, nous devons nous arracher à cette chrysalide de notre personnalité et nous propulser comme à travers le feu afin que tout soit consumé de ce que nous croyons être extérieurement aussi bien qu’intérieurement.
Franchir le mur de la Lumière revient à désagréger notre individualité dans le feu d’une connaissance plus haute. Mais l’éblouissement est si grand, sachons-le, que nombre de mystiques, qui avaient dissous leur individualité dans la Lumière, ont cru, pendant des siècles, qu’il n’y avait rien après — au-delà de l’au-delà lui-même —, et ils ont parlé de la béatitude absolue du Néant, du vide où rien ne peut exister et que rien ne peut transcender.
Or, il y a autre chose. De l’autre côté du Soleil, s’étend un autre monde, s’éploient les continents de l’Éternité, vogue la galaxie-Dieu qui est notre univers perçu et vécu en sa divinité.
Autre image, plus récente et plus riche, qui n’annule pas, mais complète celle du Soleil que le yogi sait devoir traverser : l’horizon cosmologique qui encercle notre univers d’une muraille illuminée. On le situe à quinze milliards d’années-lumière, ce qui correspond à l’âge présumé du cosmos. Il marque la frontière entre l’inconnaissable et le connu. À partir de cette ligne de feu et en vertu de la loi qui veut que, dans un univers en expansion (comme le nôtre), la vitesse des objets s’accroisse avec leur éloignement, les mondes, s’il y en a, se déplacent à la vitesse de la lumière et n’ont donc, pour nous, pas de forme. Impossible de dire qu’il n’y a rien. Impossible de penser ce qu’il y a. Or, c’est cela que nous avons entrepris de conquérir : ce dépassement de toute limite spatio-temporelle, cette accession à la lumière de l’Éternité.
(Extrait de Le Dieu de Dieu de Alexandre Kalda aux éditions Flammarion 1989)