La violence est souvent la réponse maladroite à une situation vécue comme insoutenable. Le petit enfant pris de panique parce que sa mère ne répond pas à son besoin de nourriture ou de sécurité réagit par la violence de ses cris. Cette agressivité est un réflexe qui peut s’avérer efficace. Pour que les cris cessent, le besoin sera comblé.
Au cours de vingt-cinq années auprès des jeunes, j’en ai connu un certain nombre dont la violence se tournait contre le monde extérieur ou contre eux-mêmes : cynisme, délinquance, brutalité du langage et des attitudes pouvaient signifier : « Aimez-moi ou je mords ! » Déprime, drogue, tentative de suicide pouvaient être interprétés ainsi : »Aimez-moi ou je meurs ! »
La violence est souvent une réponse à une carence, un manque, une violation, une frustration. La violence est presque toujours à situer par rapport à un désordre dont elle est le contrecoup.
La violence des paysans spoliés d’Amérique Latine est un geste de désespoir. « La police privée a violé mon épouse, massacré mes enfants, je n’ai plus rien à perdre, je tue… » Le plus souvent, la réaction à cette attitude ne se fait pas attendre ; c’est la répression. Le cycle continue et prend les proportions d’une guerre civile entre une multitude d’opprimés sans moyens et une minorité d’oppresseurs dotés d’une milice privée sans scrupules.
Très souvent, dans des pays d’Amérique Latine, j’ai entendu justifier la subversion violente en ces termes : « Dieu a été l’animateur du maquis d’Israël. C’est parce que Moïse a tué un garde égyptien que Dieu l’a choisi… Et Judith, n’a-t-elle pas tué Holopherne avec la bénédiction de Dieu ?… »
Récemment, en Nouvelle-Calédonie, je dialoguais avec des militants du FLNKS. Je leur disais mon étonnement de les voir prêts à lancer des pierres à la sortie de l’église. L’un d’eux me déclara avec un grand sourire : « Jésus n’a pas chassé les marchands du temple avec des fleurs à la main ! »
Lorsqu’un homme devient chrétien, cela fait un chrétien de plus mais cela ne fait pas un homme de moins. Notre être « sauvage » ne se laisse pas évangéliser d’un seul coup. Peut-être sommes-nous aujourd’hui encore dans la préhistoire en ce qui concerne une harmonieuse transfiguration de l’agressivité.
STRATÉGIE NON VIOLENTE
La haine risque de devenir le moteur de la lutte. Lénine semble avoir donné à cette haine ses lettres de noblesse. Désormais, le combat de nombreux paysans chrétiens d’Amérique Latine réclame une efficacité immédiate qu’ils croient trouver plus sûrement dans les outils d’analyse marxiste que dans la Bible. J. Ellul a dénoncé avec lucidité ce mensonge qui laisserait croire aux opprimés que le marxisme peut jouer le moindre rôle pour les libérer : « Il faut détourner les pauvres d’une fausse révolution qui ne conduit qu’à établir une dictature communiste sur eux. La grande œuvre que les chrétiens auraient à accomplir serait justement d’amener les pauvres à une action révolutionnaire libératrice, à la fois contre le capitalisme et contre le communisme. Contre les deux impérialismes. Il faut être irrité quand on lit dans les théologies de la Libération de longs développements sur l’action des pauvres sans jamais aucune allusion au communisme. La grande tromperie réside alors à leur faire croire qu’ils seront libérés par cette voie et à apporter au communisme des justifications théologiques. » [Les Combats de la liberté, J. Ellul, Le Centurion, p. 181]
Mais la plupart des chrétiens latino-américains vivent un combat non violent qui est l’opposé d’une résignation. Leur attitude s’inspire de celle de Martin Luther King, de Gandhi, d’Oscar Romero. La liste des martyrs de cette cause s’allonge chaque jour. Je reçois ce matin un poème de pardon et de paix rédigé par un prêtre noir du Brésil. Il vient d’être assassiné pour avoir plaidé aux côtés des paysans spoliés.
La « non-violence » chrétienne a souvent été présentée comme un encouragement donné au bourreau. La vraie non-violence, selon Gandhi, Martin Luther King et leurs disciples, c’est : « Nous ne luttons pas d’abord contre vous mais contre les préjugés qui vous aliènent. La vérité vous rendra libres. L’amour que nous portons à vos visages d’enfants de Dieu nous rend intolérable le mal que vous vous faites à vous-mêmes. Comme le médecin qui hait d’autant plus la peste qu’il aime le pestiféré. Nous emploierons tous les moyens compatibles avec notre dignité de fils de Dieu pour vous empêcher de vous déshonorer en nous torturant. » [Ceci n’est pas une citation, c’est une façon de résumer leur propos.]
La « non-violence », Gandhi l’a prouvé, est la seule stratégie efficace à long terme. Elle ne nécessite pas moins de résistance ou d’héroïsme que la stratégie guerrière. Elle ne peut en aucun cas être taxée de lâcheté. Elle n’a rien à voir avec sa caricature : la soumission.
« Plutôt rouge que mort », disent certains pseudo-pacifiques prêts à capituler. Ceux-là n’ont rien à voir avec les véritables non-violents. Gandhi et Martin Luther King ont bien montré à quel point leur comportement rendait impossible la poursuite d’une domination injuste. Comme un grain de sable peut paralyser une horloge.
Un jour, on demandait à un ouvrier marxiste devenu chrétien ce qui avait changé dans sa façon de vivre. Il répondit : « Aujourd’hui, je lutte contre les abus du capitalisme avec cent fois plus d’énergie et de détermination. Car le moteur de ma lutte, c’est l’amour que je porte à mes ennemis. Je veux les sauver de ce qui les dégrade car Dieu est déshonoré en chacun d’eux. »
L’instruction romaine « Liberté chrétienne et Libération » a été récemment présentée par la presse comme un consentement donné à la violence révolutionnaire. C’est mal comprendre ce texte. Cette violence n’est moralement tolérable que comme un ultime recours « en cas de tyrannie évidente et prolongée ». Peut-être cela fut-il le cas contre la dictature Somoza au Nicaragua. Mais si ce pays, parce qu’il fut libéré par les armes, se voue aujourd’hui à une glorification de la guerre et à un véritable culte de la force armée, on voit à quel point l’usage de la violence peut aliéner les consciences. Le budget d’armement de ce pays est si démesuré qu’il empêche un réel essor économique.
Le mécontentement des pauvres pourrait, hélas, devenir tel qu’il provoquerait le retour d’une dictature. Une action non violente pour contrecarrer le soutien du gouvernement des États-Unis aux « contras » serait une stratégie plus efficace.
source : Stan Rougier – Revue Itinérance. No 2.
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