Le téléphone spirituel : une forme de néo-chamanisme
Reste à savoir si la pratique du « téléphone spirituel » doit être considérée comme une forme de néochamanisme. Si l’on s’en tient aux caractéristiques du néochamanisme telles que précédemment évoquées – la décontextualisation, la psychologisation et l’idéalisation du chamanisme – il n’en est rien. En effet, les pratiques du « chaman téléphoniste » se rattachent à une cosmologie particulière, celle des Yagua, même s’il innove dans certaines de ses techniques ou qu’il s’adresse à des esprits en provenance d’une autre culture que la sienne, comme le « docteur en chirurgie » ou le « Dieu catholique ».
D’autre part, la dimension psychothérapeutique est absente : ni lui, ni ses patients ne cherchent à faire un travail sur eux-mêmes. Ce chaman ne possède pas non plus les mêmes idéaux que ceux qui circulent dans le milieu néochamanique : à l’instar de la plupart des indiens, il s’éloignerait par exemple très volontiers de la nature s’il en avait les moyens, pour aller vivre dans une maison de ciment en ville, avec tous les biens matériels qu’il pourrait posséder. De même, sur le plan spirituel, ce chaman doit toujours être sur ses gardes, puisqu’il peut être attaqué à tout moment par un esprit malfaisant ou par un autre chaman. Ainsi, il me racontait les nombreuses fois où il avait dû prendre part à un combat dans ses rêves ou encore quand il avait reçu ou envoyé des fléchettes invisibles empoisonnées à d’autres chamans. Il est donc autant admiré que craint. Ainsi, il arrive souvent qu’un chaman ait des conflits pouvant mener jusqu’à la mort.
Je suggère l’idée selon laquelle les caractéristiques essentielles du néochamanisme ne peuvent surgir que lorsque les chamans amazoniens ont un contact fréquent et/ou prolongé avec des Occidentaux, comme c’est le cas pour certains chamans installés en ville ou soignant principalement des touristes européens ou nord-américains.
Un jour, un chaman de l’ethnie Shipibo, vivant près de Pucallpa, en Amazonie péruvienne, m’a confié que pour être un bon chaman aujourd’hui, il fallait être à la fois un médecin, un sage et un chef d’entreprise. En tant que bon businessman, il ne travaille plus qu’avec des touristes à la recherche de fun ou de spiritualité. Pour lui, le chamanisme est devenu une « affaire qui roule ».
Les cérémonies que ce chaman organise prennent un tout autre sens que celles qui s’adressent à des apprentis chamans locaux. En général, en Amazonie, l’initiation chamanique se passe entre un maître et son élève, dans un lieu retiré. Régulièrement, le maître invite l’apprenti à boire des décoctions de plantes hallucinogènes pour entrer en communication avec le monde invisible. Les esprits rencontrés lui permettent d’acquérir un certain savoir, puis un pouvoir pour agir sur le monde des êtres humains. Ainsi, le chaman peut créer ou maintenir un certain équilibre (ou un déséquilibre) tant au niveau écologique, biologique que social.
Ce que l’on pourrait appeler le « chamanisme pour touristes » est bien différent. Très souvent, les cérémonies se déroulent avec un grand nombre de néophytes qui cherchent à vivre une expérience intense avec une plante aux effets visionnaires puissants. Dans ce cas, son séjour est de courte durée. Parfois, il désire retrouver une spiritualité perdue, une harmonie avec la nature et effectuer un travail sur soi qui s’apparente à du « développement personnel ». Il séjourne alors quelques semaines, voire plusieurs mois dans un centre chamanique pour Occidentaux. Le nouveau savoir et les pratiques chamaniques transmises dans ce cas s’apparentent souvent au néochamanisme, si l’on s’en tient aux quelques caractéristiques que j’ai mentionnées. Comme pour le « chamanisme téléphonique », le « chamanisme touristique » nous montre que les chamans sont d’excellents jongleurs, en ce sens qu’ils peuvent manier des savoirs et des pratiques de provenances multiples. Leur grande force est de s’adapter à toutes les situations socioculturelles se présentant à eux.
Le « chamanisme pour touristes » pourrait lentement glisser vers une forme nouvelle de néochamanisme, nouvelle en ce sens que ce ne sont pas des Occidentaux qui se réapproprient des traditions chamaniques, mais des chamans amazoniens qui modifient certains concepts, certaines pratiques pour s’adapter à la demande occidentale. Ni bien, ni mal, ce glissement est une conséquence à la fois de la capacité d’adaptabilité des chamans, mais aussi de la mondialisation qui, à sa manière, touche l’Amazonie et ses habitants.
Marie-Laure Schick sur le blog de Francesca : http://channelconscience.unblog.fr/
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