La signification de l’art
Certes, une oeuvre d’art est avant tout une oeuvre d’imagination ; mais l’imagination chez l’artiste offre ce trait distinctif d’être créatrice de symboles et c’est précisément ce symbolisme qui donne à l’oeuvre d’art son sens profond et sa valeur propre. Sans doute, la création imaginative et sociale ; et l’on peut suivre son développement depuis les époques primitives où se sont formés les mythes populaires jusqu’aux temps modernes où triomphe la mécanique industrielle. Mais, si l’on doit admettre avec la psychologie contemporaine que la fonction essentielle de l’imagination créatrice est de transformer toutes les perceptions en évocations sur la base d’analogies dont le choix est réglé par des facteurs d’ordre émotionnel, il faut reconnaître que cette faculté d’évocation ne trouve nulle part un terrain aussi propice à ses inventions que chez l’artiste.
Ce n’est pas seulement parce que dans l’âme de l’artiste le rôle joué par le sentiment est prépondérant et dominateur ; c’est surtout parce que chez lui le sentiment est affranchi du besoin, du désir, de tout but égoïste et intéressé : il déborde le cadre de l’étroite individualité humaine pour se mettre en harmonie avec la Nature tout entière. L’âme de l’artiste vibre à l’unisson de tout ce qui vit, pense et souffre dans l’Univers et, ainsi, elle entre en relation immédiate avec l’essence intime et profonde des choses. Aussi les images concrètes qui constituent, les matériaux de l’imagination reproductive se transforment-elles dans le génie créateur de l’artiste, par une sorte de chimie mentale mystérieusement subtile, en des images symboliques, où s’expriment, non plus des sensations affaiblies et des souvenirs, mais des formes nouvelles et originales, représentatives ,de l’Idée et dont la signification acquiert de ce fait une portée universelle. Dans la création esthétique l’Idée se revêt d’images pour devenir symbole.
Ce symbolisme des images, qui atteint dans l’art sa plus haute puissance, est déjà manifeste dans les mythes des civilisations primitives. Le mythe est le premier essai d’une forme de l’activité spirituelle qui, avec le développement de l’imagination créatrice, engendra les polythéismes et les philosophies. S’il nous apparaît à l’origine, confine un produit spécifiquement indigène, où l’âme populaire expose sans contrôle l’état de ses connaissances et la diversité de ses aspirations, il ne tarde pas à s’enrichir des résultats acquis par le progrès de la culture, et, grâce à une appropriation d’ordre esthétique qui est l’oeuvre de l’imagination créatrice, son réalisme spontané et naïf fait bientôt place à des représentations nouvelles et plus complexes qui tendent à substituer au simple mythe le pur symbole.
Ce symbolisme, en se rationalisant, donnera naissance aux philosophies où il se revêtira, non plus d’images, mais de concepts, pour s’effacer finalement devant les exigences de l’intelligence abstraite ; mais il gardera dans les religions sa pleine valeur, confine s’il était l’équivalent de la réalité absolue. Aussi les religions restent-elles plus attachées que les philosophies aux formes de l’imagination créatrice. Alors que les philosophies réussiront, avec l’aide du mouvement scientifique, à se dégager de tout symbolisme pour ne plus parler que le langage de la raison pure, les religions continueront à y puiser la sève de leur vitalité. C’est dans ce symbolisme même que réside le principe de leur fécondité spirituelle ; et elles ont décliné, toutes les fois qu’elles ont essayé de s’en passer. Mais n’est-ce pas en même temps reconnaître qu’il y a dans l’essence de la religion un élément esthétique qui a sa source dans une création imaginative ? Et, s’il en est ainsi, ne sommes-nous pas, d’un autre côté, autorisés à chercher dans une inspiration religieuse la, condition première de toutes les grandes productions artistiques ?
Tolstoï a pu dire sans exagération que la véritable destination de l’art est « de transporter une conception religieuse du domaine de la raison dans le domaine du sentiment, de conduire ainsi les hommes vers le bonheur, vers la vie, vers cette union et cette perfection que leur recommande leur conscience religieuse » . Guillaume Dubufe déclare pareillement que « jusqu’à présent et jusqu’à nouvel ordre pas une grandeur artistique n’a pu être isolée d’une idée divine » . William James estime à son tour que « la poésie et la musique n’ont d’intérêt et de valeur que si elles nous ouvrent les vagues perspectives d’une vie qui prolonge la nôtre, nous attire et se dérobe sans cesse ». « Cette sensibilité mystique, ajoute-t-il, est la condition nécessaire pour jouir de l’éternelle révélation de l’art ». On peut poser en fait que l’art véritable, s’il ne se met pas lui-même au service d’un idéal religieux déjà établi, renferme dans son essence les éléments d’une religion nouvelle. C’est au mouvement de rénovation catholique inauguré par St François d’Assise qu’il faut rattacher la magnifique floraison de l’art italien à l’époque de la Renaissance. Par contre, le drame Wagnérien, du Vaisseau fantôme à Parsifal, enseigne une théorie de la théorie de la rédemption qui n’est pas moins bouddhiste que chrétienne et, enfin de compte, se suffit à elle-même en dehors de tout dogme et de toute confession religieuse. L’art nous apparaît ainsi dans son principe comme une représentation symbolique, issue d’une inspiration religieuse.
Déjà Schopenhauer avait noté les multiples affinités qui rapprochent ces deux modes de l’activité humaine ; Richard WAGNER, à son tour, a traité le problème avec l’autorité que confère à son témoignage son labeur d’artiste. Selon lui, la religion ne fut pas autre chose, à l’origine, qu’une collection de Mythes par lesquels l’imagination populaire après avoir divinisé les forces redoutables et encore inexpliquées de la Nature, revêtit ces dieux nouveaux de formes humaines et leur inventa une histoire et des destinées. La genèse de la religion est due ainsi, en partie, à une faculté de création artistique que l’on retrouve à l’aurore de toutes les civilisations, alors que la pensée de l’homme ne conçoit rien que par images. Lorsque, dans la suite, le mythe, détaché de sa racine populaire et vivante, eût dégénéré en allégorie abstraite, vide de tout contenu psychologique et inaccessible au pur sentiment, le prêtre s’en empara pour l’imposer comme fondement de la croyance et l’ériger en dogme absolu : le mythe perdait à la fois, de ce fait, sa raison d’être et son sens profond.
C’est à l’art qu’il devait être réservé, par la logique même des choses, de lui rendre son orientation primitive ; mais en transposant dans l’idéal l’expression originelle du mythe religieux, l’art convertit celui-ci en un symbole dont l’éternelle vérité vaut désormais pour tous les siècles et pour tous les hommes ; et, en même temps, cette idéalisation, alimentée au foyer même de l’imagination populaire, constitue pour l’art un élément nouveau d’invention puissante et féconde. Sous l’inspiration du symbolisme religieux, l’art acquiert une haute signification qui l’élève au-dessus des étroites limites du phénomène et lui ouvre l’accès à un monde supérieur, plus noble et plus pur, où la beauté esthétique reçoit finalement sa suprême consécration. Aussi WAGNER ne craint-il pas d’affirmer que la « faculté de créer l’idéal , qui caractérise l’essence de tout art véritable, a décliné chaque fois que l’artiste s’est éloigné de tout contact avec la religion ; et il conclut qu’un art qui n’est pas directement issu de ce symbolisme ne peut subsister qu’à la condition de valoir par lui-même comme un « acte religieux » et d’exprimer dans une forme immédiatement perceptible à l’intuition l’ardente aspiration de l’humanité à la rédemption libératrice : telle est précisément la musique, qui, dans un langage nouveau et profond, nous apporte plus parfaitement que tout autre oeuvre d’art, une révélation directe de l’essence intime de l’être.
Extrait des ŒUVRES DE GABRIEL HUAN

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