La Licorne, monture pour les chamans
J’ai pu lire il y a quelque temps, sur un forum de spiritualité : « Les fées, à la rigueur, je veux bien y croire. Mais les licornes, hors de question ! »
Pourquoi ? Pourquoi tant de mépris pour ces créatures ? Pourquoi ces perpétuels sous-entendus selon lesquels ces blancs et purs équidés seraient trop gnian-gnian pour quiconque ne serait pas doté de la fibre d’un Fluffy Bunny ?
Cela dit, je comprends tout à fait. Il n’y a pas si longtemps, j’avais les mêmes pensées. Depuis, j’ai été initiée au système de guérison de la Licorne. Il existe une méditation qu’on nous conseille de suivre avant d’appeler l’énergie. Cette visualisation guidée – pour son début, en tout cas – m’avait marquée, davantage que l’initiation en elle-même. Alors qu’elle commençait à déraper, et jusqu’à sa fin, une facette de la Licorne à laquelle je n’avais jamais songé m’a été dépeinte. J’ai désormais beaucoup de mal à considérer cette créature sous le jour de l’imagerie Petit Poney. La Licorne n’offre plus à mes yeux cette silhouette éthérée et fragile, pureté un peu mièvre de vieilles bigotes ou de jeunes vierges effarouchées. Et quand je suis tombée sur le message que je viens de vous citer, je me suis dit que j’allais me transformer en agent de presse pour les beaux yeux de la bête, d’un bleu plus translucide et chaste que les eaux des lacs de haute montagne… ou pas !
Par Nagali Bien que basé sur des symboliques reconnues, l’article suivant parle de ma propre interprétation de la figure de la Licorne. Je vous invite à vous renseigner sur les points de vue et des travaux plus traditionnels afin de vous forger votre propre compréhension de cette Bête mythique.
Itinéraire d’un cheval gâté
Quelle est la description basique d’une licorne ? N’importe quel enfant vous le dira : il s’agit d’un cheval qui possède une corne au niveau du front. Dans un premier temps, mettons de côté la corne et le chakra du troisième oeil, et concentrons-nous sur l’aspect hippique.
Il est connu que le cheval est un être psychopompe. On le retrouve dans des rites funéraires anciens, comme en témoigne un passage de L’Iliade. Autre exemple, « chez la plupart des Altaïques, la selle et le cheval du mort sont […] déposés près du cadavre, afin d’assurer au défunt son dernier voyage. »* Un cheval – la propre monture d’Odin – emporte Hermod dans le royaume de Hel lorsque celui-ci va la supplier de laisser repartir Baldr. Il s’avère aussi l’un des animaux associés à Hécate, qui a pénétré chez Hadès à la recherche de Perséphone et en est revenue, et qui voyage où bon lui semble en tant que gardienne des carrefours. Les clefs sont d’ailleurs l’un de ses symboles.
De même que cette déesse, le cheval ne se contente pas du monde des morts. Il se fait monture pour les chamans (telle est d’ailleurs l’une des interprétations symboliques de Sleipnir, destrier d’Odin), rôle qui, pour la plupart de ses aspects, rejoint celui de psychopompe. « Chez les Bouriates, le cheval d’un malade – censé avoir momentanément perdu son âme – est attaché près de la couche de son maître pour qu’il signale le retour de l’âme, qu’il manifeste en se mettant à trembler. »*
Enfin, l’animal va parfois trotter du côté de Féerie. Il peut alors devenir, non pas celui qui guide et accompagne le défunt, mais le porteur de mort. Ainsi trouve-t-on, dans les légendes celtiques, des chevaux fées liés aux étendues d’eau (le kelpie, les chevaux blancs tels que le drac ou la blanque jument…) qui ont pour moeurs d’entraîner les vivants dans leur royaume, où lesdits humains ne manquent pas de se noyer. On peut aussi noter que l’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse, la Mort, monte un cheval blanc.
Le statut du cheval est donc ambivalent. Même sous sa robe blanche, il offre parfois le visage du dernier galop, de l’ultime voyage. Aux origines, « fils de la nuit et du mystère, [le] cheval archétypal est porteur à la fois de mort et de vie, lié au feu, destructeur et triomphateur, et à l’eau, nourricière et asphyxiante. La multiplicité de ses acceptations symboliques découle de cette signification complexe des grandes figures lunaires, où l’imagination associe par analogie la terre dans son rôle de Mère, son luminaire la lune, les eaux et la sexualité, le rêve et la divination, la végétation et son renouvellement périodique. »*
Néanmoins, les peuples d’Europe et d’Asie ont globalement retenu une acceptation plus lumineuse et bénéfique du cheval blanc – différencié de sa manifestation maléfique, laquelle se rencontre davantage dans le folklore que dans les croyances officielles, par le vocabulaire puisque ces derniers sont qualifiés de « blêmes »*. Dorénavant, « solaire [et ouranien], attelé au char de l’astre, le cheval blanc devient l’image de la beauté accomplie, par le règne de l’esprit (le Maître du Char) sur les sens. »* Et l’animal, grand chanceux, se voit offrir le statut de monture du Christ et de ses armées célestes lors de l’Apocalypse. Ainsi est balayée toute l’ambiguïté de cette bête, qui ne trouve plus son reflet sinistre que dans les contes de bonne femme.
Une corne pour les commander tous !
La corne symbolise la puissance. D’ailleurs, « Marie Bonaparte note qu’en hébreu queren signifie à la fois corne, puissance, force ; de même en sanscrit linga et en latin cornu. La corne non seulement par sa force est suggestive de puissance, mais par sa fonction naturelle est image de l’arme puissante (en argot italien, le pénis s’appelle corno). »*
Tout est dit dans ces deux phrases. Si les cornes du bélier sont liées à l’image solaire et celles du taureau (des bovidés en général) à l’image lunaire, l’unique corne bien droite de la licorne exalte le sens de l’élévation, mais aussi celui de la vigueur sexuelle doublée de l’ensemencement. Dans une application pratique des connotations martiales, on peut y voir l’attaque d’estoc, franche et perforatrice, portée dans un mouvement d’élan primaire qui vient du bas-ventre, des « tripes », dans une forme d’intelligence qui ne passe pas par le filtre de la réflexion ni de l’intellect. Une compréhension paradoxale pour un « outil » qui se situe sur la tête et pointe vers le ciel. Dans la pensée de Jung, les cornes « représentent un principe actif et masculin par leur forme et par leur force de pénétration »*. On retrouve ici l’idée d’une arme qui permet de percer, à la manière d’un brise-glace qui perfore la banquise de sa proue et ensuite évacue les brisures sur ses côtés afin de continuer à avancer. La corne donne du pouvoir sur les choses, elle permet de commander en prenant appui sur un élan combatif, soutenue par l’affirmation du Moi.
Enfin, notons que dans « les traditions juives et chrétiennes […], la corne symbolise la force et possède le sens de rayon de lumière, d’éclair. »* En rejoignant le sujet de cet article, la croyance populaire nous rappelle que la corne d’une licorne « sépare les eaux polluées, détecte les poisons »*. Elle existe afin de combattre l’impureté ou, plus exactement, les zones d’ombre qui sont en capacité de nuire.
Rassemblons le puzzle
Ainsi, la licorne serait une créature ambiguë malgré sa blanche robe. Son aspect général lui confère la capacité de descendre aux Enfers – et d’en revenir ! Elle sait voyager sans réel dommage parmi les ténèbres, passer les frontières à sa guise et, en tant que monture, elle peut amener un cavalier avec elle et le ramener à bon port. La forme particulière de son unique corne nous conduit à penser qu’elle a un rôle agressif dans l’inframonde ; mais aussi que son action ensemence et donc, entraîne une gestation suivie d’une récolte. Positionnée sur son front, au niveau du troisième oeil associé à la clairvoyance, cette corne se révèle l’incarnation du juste instinct qui perce les ténèbres et permet de passer à travers les voiles sombres et d’écarter les obstacles de l’existence et de son monde intérieur (inconscient, refoulements, pulsions et émotions mal acceptées…). J’utilise le terme de « juste » car cet instinct est doublement guidé par une compréhension immédiate des êtres et des événements débarrassée de toutes scories, et par le savoir inné et profond, basé sur un socle ferme et équilibré, qui jaillit du hara.
Pour résumer, la licorne permet à l’âme qui la chevauche de s’enfoncer sur les terres de ses peurs et de ses blocages, d’affronter ses démons intérieurs lors d’une grande chevauchée libératrice. Elle symbolise le voyageur qui a atteint un certain degré de lucidité également en tant qu’incarnation des vertus (tant dans la civilisation médiévale chrétienne que dans la Chine ancienne). Sa corne s’interprète très souvent comme un « symbole de la fécondité spirituelle »* : le passage dans les ténèbres a semé quelques graines et, lorsque l’heure de la moisson sera venue, quand la leçon des combats aura été assimilée, il sera temps d’en cueillir les fruits. Alors, l’élévation vers une nouvelle étape de sa vie deviendra envisageable.
Et la vierge dans tout ça ?
Eh bien oui ! Que fait-on de cette légende selon laquelle la licorne « ne peut être touchée impunément que par une vierge, […] ou que, chassée et invincible, elle ne puisse être capturée que par la ruse d’une jeune fille qui l’endort du parfum d’un lait virginal »* ?
De très nombreuses scènes de ce type ont été commentées par des personnes qui se focalisaient sur un seul des sens de la corne, perçue uniquement comme « flèche spirituelle, […] révélation divine »* et sans que l’on prenne en compte son caractère martial. Elle représente alors l’ensemencement de l’esprit, « aussi est-elle, en même temps, le symbole de la virginité physique ».* Toutefois, au-delà de cette pensée monoculaire, une interprétation initiatique peut se faire.
Les premières connotations de la vierge que nous saisissons projettent les images d’une fille timide et prude, faible, farouche car facilement effrayée, naïve et sans disposition particulières vis-à-vis de l’existence hormis cette attitude de repli. La vierge, dans notre société, apparaît en premier lieu comme une page blanche. Or, c’est ainsi que nous commençons notre voyage à dos de licorne. Nous ignorons ce que nous allons affronter, nous tremblons d’effroi. Nous savons simplement que la licorne va nous emmener dans un monde noir, violent, vicié et hostile, où des démons essayeront de nous dévorer. Seuls, sans l’aide précieuse de la licorne, nous ne serons pas en mesure de les vaincre, ni même de s’en défaire.
Nous descendons quand même.
Lorsque nous sommes de retour à bon port, nous avons acquis du savoir et de la puissance par l’expérience émotionnelle vécue lors du voyage effectué et, ainsi, nous pouvons modifier certaines qualités de notre âme. Mais c’est toujours les doigts de la vierge qui s’entremêlent dans les crins de la licorne.
Alors, nous apercevons un autre aspect de cette figure, celui qui nous ramène à l’origine de ce mot, dans le sens antique de « qui n’est liée à aucun homme ». Le terme est issu de l’indo-européen commun varg, la « vigueur », qui donna le sanscrit ûrg, « force », et le grec orgê, « élan ». Or, cette vierge rayonne de force et d’aplomb ! Elle est farouche car elle se suffit à elle-même, suit son instinct et ne se laisse approcher que par ceux qu’elle estime intéressants et adaptés à sa façon de fonctionner. Elle est sereine, modifie son attitude selon les circonstances, semblable en cela à la chasseresse. Elle s’affirme, haut et clair, et croit en ses idées malgré les épines du monde qui l’entoure ; pareille à la guerrière, elle ne fuit pas ni ne se laisse influencer.
Dans l’ancien monde grec, ce visage de la Vierge reposait sous la tutelle de deux divinités : Artémis, déesse de la Chasse et de la Lune, force combative et source de nourriture giboyée, mais aussi dispensatrice de lumière physique, et Athéna, Déesse de la Justice et des Cités, dispensatrice de lumière sociale pour l’ordre et les lois, ainsi que source de nourriture intellectuelle. Toutes deux, à luer manière, étaient associées à la violence (l’une vivait dans la nature sauvage, l’autre régnait sur les guerres) : elles y plongeaient régulièrement et en revenaient toujours plus fortes, exaltées, renforcées dans leur élan vital.
On pourrait aussi ajouter à ce duo Hestia, la déesse du Foyer. Sereine et solide, elle défend notre temple intérieur, notre vrai Moi. Elle est la Vierge statique, impliquée dans la protection et, au-delà, dans la réponse à nos besoins. Nous la comprenons en nous-mêmes comme une force contenue et tournée vers soi et ses propres nécessités. Source de nourriture énergétique (elle représente le « foyer » aussi dans son sens d’endroit où se fait le feu), Hestia se révèle dispensatrice de petites lumières : celle des flammes de la demeure et celle du microcosme social qu’est la famille. Néanmoins, parce qu’il lui manque la poussée combative propre à la symbolique de la corne, cette déesse n’apparaît pas en tant que figure avec laquelle nous confondre à notre retour de chevauchée. Elle incarne davantage le but à atteindre, l’écurie chaude et douillette que rejoint la monture après chaque cavalcade… Elle est l’image de notre Moi enfin propre, clair et chaleureux, nid confortable et solide d’où nous pourrons nous élever et agir avec confiance.
Qílín : une parenthèse chinoise
Il existe en Chine et dans quelques pays avoisinants, comme le Japon, une créature que l’on compare à la licorne occidentale. Elle apparaît le plus souvent de couleur jaune (même si quelques légendes parlent de qílín blancs), possède des attributs du cerf et du cheval – les proportions variant selon les régions et les époques – et est dotée d’une corne ou de deux, à la façon des cerfs. Son nom est formé d’une syllabe masculine et d’une syllabe féminine. En cela, il est possible d’affirmer que « Ki lin signifie yin-yang. » Voici une petite transposition de cette figure orientale à notre démonstration plutôt occidentale. Nous retrouvons dans la licorne et sa couleur blanche, le yang. Les ténèbres autour d’elle, qu’elle traverse et affronte, peuvent apparaître comme l’immensité du yin. Ainsi, la licorne serait le germe de force lumineuse au cœur de la nuit chthonienne. Après tout, cette créature n’est-elle pas « l’emblème d’une pureté agissante » ? Toutefois, n’oublions pas que la licorne peut tout autant se révéler le milieu yang au sein duquel repose l’embryon de ténèbres yin !