Belle Mission pour un Photographe
REZA : Photographe d’origine iranienne, fondateur de l’ONG Aina, Reza témoigne depuis trente ans des conflits planétaires. Par son humanisme et sa spiritualité, il transcende les situations les plus sombres pour capter la grandeur et l’âme du monde.

National Geographic, Newsweek, Time Magazine, El País… Comment devient-on l’un des photoreporters les plus reconnus internationalement ?
Je descends d’une lignée d’enseignants et de rebelles où, depuis quatre siècles, l’injustice sociale et la privation de liberté n’ont pas leur place. En Orient, nous avons la notion de mektoub : c’est écrit. Quoiqu’on fasse, il y a des choses vers lesquelles on va. On suit un chemin. J’ai souffert dans ma chair et dans mon exil pour remplir ma mission de témoin, mais je la poursuis avec bonheur. Vous ne croyez pas au hasard ?
Je vais vous raconter une histoire : en 1993, j’étais en Turquie. J’avais envie de m’approcher au plus près de l’Iran, que je n’avais pas vu depuis des années. Arrivé à Dogubayazit, au détour d’une ruelle, j’ai aperçu la montagne qui se dresse sur la frontière. Ses monts, ses flancs ressemblaient à ceux que je voyais quand j’étais enfant. Pour parfaire ces retrouvailles visuelles, il me manquait un détail… Soudain, deux garçons ont traversé la rue, portant un cadre d’écran de télévision. Je nous ai revus, mon frère et moi, à leur âge. Leur irruption devant mon objectif n’était pas un hasard. Plutôt une synchronicité.
Enfants kurdes de Turquie dans la ville de Dogubayazit (1993). Flashback de la propre enfance de Reza, en Iran, et de ses jeux avec son frère Manoocher, lui aussi passionné par l’image, aujourd’hui Directeur Photo à l’Associated Press. (© Reza/Webistan)
Vous avez affronté des situations dangereuses, inhumaines. Vous n’êtes pas tenté de jeter votre appareil et de rentrer à la maison ?
J’ai résisté parce que j’ai vite vu l’impact de ce travail, dans les populations et l’histoire politique. Sur le moment, pour éviter de craquer, je me replie sur mon intériorité et visualise les gens qui comptent sur moi, mes millions de lecteurs. Ma mission est de créer cette connexion. Elle ne sauve pas directement des vies, mais elle éveille la conscience collective.
Un livre avec l’écrivain Yasmina Khadra vous a mené en Algérie. Un moment fort ?
Quand je me suis retrouvé dans les gorges de Sétif, où des dizaines de milliers de personnes ont été massacrées par les forces françaises le 8 mai 1945, j’étais bouleversé, au point d’en pleurer ; j’en ai pourtant beaucoup vu ! C’était un moment de grand silence, de ceux que j’ai ressenti au Rwanda ou au Burundi. Ces lieux sont encore hantés par les âmes des victimes. Ils le resteront tant qu’on ne présentera pas des excuses à tous ces morts.
Quel est votre rapport à la mort ?
On ne naît qu’une fois, on ne meurt qu’une fois. On ne choisit pas. Entre les deux, il faut donner à l’existence tout son sens. La mener en craignant de la perdre, c’est absurde ; c’est s’empêcher de vivre comme il le faudrait, en poussant les frontières inexplicables de la vie… J’en suis d’autant plus conscient que des centaines de fois, je me suis dis : « ça y est, c’est fini ». En rouvrant les yeux, je me demandais si je rêvais, si la mort ressemblait à ce point à notre réalité ! Aujourd’hui, je me sens en sursis. Ça donne un autre regard.
Vous avez vu partir des proches, comme le Commandant Massoud…
Il avait la prestance d’un prophète et la chaleur d’un homme simple. Au fil du temps, j’ai pu observer un être d’une rare intelligence, d’une profonde sensibilité, animé d’une justice extrême. Massoud était constamment à l’écoute, se souvenant de chaque détail, chaque nom, chaque requête. Il avait trois qualités que les responsables politiques actuels n’ont pas : l’intégrité, la sincérité et la volonté. Au même moment, je couvrais les mouvements anti-apartheid en Afrique du Sud. Voir une poignée d’hommes justes mettre à genou l’oppression a été une expérience fondatrice, qui me donne espoir : malgré tout, le monde va dans la bonne direction.
Jeune somalienne dans un camp de réfugiés près de la ville de Gode, en Ethiopie, 1992. (© Reza/Webistan)
Si je vous dis « empathie » ?
Trente ans qu’elle me guide ! En 1989, j’ai accompagné Frédéric Mitterrand, qui faisait alors des films, dans des régions touchées par la famine. Beaucoup de reportages avaient déjà été faits sur le sujet, je me demandais ce que je pourrais apporter. Au fond, j’avais honte. Moi qui faisais trois repas par jour… Alors je me suis enfermé sans manger. Pour toucher du doigt, ne serait-ce que l’espace de 72 heures, ce qu’ils enduraient. C’est peut-être pour ça que la photo que j’en ai ramenée est différente. Celle d’un enfant, certes le corps asséché, mais dans la posture du penseur de Rodin, qui montre la force intérieure, au-delà de la privation et de la souffrance.
Quand vous parlez de votre manière de travailler, on se dit que c’est aussi une forme de transcendance…
Je cherche toujours l’alchimie de l’endroit, de la lumière, du mouvement, du regard, qui me fera dire : « voilà, c’est ça ». J’essaie de me rendre transparent, de me fondre dans le moment. J’écoute, j’observe, je patiente. Que les gens perçoivent ce respect dans mon attitude est peut-être ce qui me garantit la liberté nécessaire pour témoigner de cette intimité, et accompagner visuellement leur état d’âme.
Petite fille afghane dans le village de Tora Bora, dans la zone tribale pashtoune, près de la frontière pakistanaise (2004). Le regard d’une enfant qui parle aux fleurs et joue avec la terre, en présence, bien loin de chez eux, de soldats étrangers. (© Reza/Webistan)
Politique et poétique ?
Un ami m’a dit : « Ta pensée est géopolitique, mais tes photos sont géo-poétiques ! » En Iran, on apprenait à lire avec des textes de Rumi, un grand poète mystique persan du XIIIe siècle. Difficile au début, mais tellement riche, à un âge où chaque mot est important et peut diriger votre vie. Rumi a su ancrer en moi cette paix intérieure, cette conscience que nous devons « être ». Ces poésies de mon enfance m’ont aussi donné le sens de la beauté et de la perfection. Je la cherche dans tous mes actes, toutes mes relations. Pour moi, l’art est la solution. Un poème, une peinture, une photo, un film, une musique… Tous vous ouvrent sur d’autres dimensions.
Vous avez beaucoup travaillé sur les transes. Qu’est-ce qui vous intéresse ?
Intimes ou collectifs, violents ou apaisés, ces moments sont habités. J’ai appris que l’être humain peut dépasser son état physique et oublier son quotidien pour atteindre une spiritualité, entrer en méditation vers autre chose. Saadi Shirazi, un auteur et grand voyageur persan du XIIIe siècle, a écrit que tous les êtres humains ne font partie que d’un seul corps. Quand une partie souffre, tout souffre. L’humanité est ce grand corps, nous en sommes des cellules. C’est vers cette unité fondamentale qu’on s’envole par la transe.
La danseuse soufie iranienne Sahar Dehghan sur les falaises d’Etretat, en Normandie, près des plages du débarquement (2008). Un envol entre Orient et Occident, un hommage à la liberté, une alchimie de l’endroit, de la lumière et du mouvement. (© Reza/Webistan)
« L’envol » revient beaucoup dans votre parcours…
A 14 ans, la toute première photo que j’ai voulu faire était celle d’un oiseau posé sur une branche. Le temps que je m’approche, il était parti, mais l’idée de l’envol ne m’a jamais quitté. C’est le nom que j’ai donné au journal lycéen qui m’a valu mes premiers ennuis. L’envol est subversif ! C’est aussi le nom du magazine pour enfants que j’ai créé en Afghanistan, et de mon livre avec Jean-Claude Carrière sur La Conférence des oiseaux, un conte initiatique soufi du XIIIe siècle. La poète persane contemporaine Forough Farrokhzad a dit : « L’oiseau mourra. Souviens-toi de l’envol. » L’important, ce n’est pas l’oiseau ; c’est sa capacité à s’envoler.
L’envol, Jean-Claude Carrière, Reza
Michel LAFON (Octobre 2011 ; 160 pages)
Algérie, Yasmina Khadra, Reza
Michel LAFON (Septembre 2012 ; 208 pages)
