Mourir en toute sérénité
C’est parce qu’il ignore que son « moi » n’a pas de substance en propre que l’homme a peur de mourir. C’est parce qu’il voit dans la mort la fin de sa vie que l’homme répugne à l’accepter. Comment en serait-il autrement ? La tradition raconte que le Bouddha mourut très vieux, couché et souriant. Au terme d’une vie d’ascèse, il avait atteint le nirvana, la volontaire extinction de soi.

Je n’existe pas
Jour après jour, malades ou bien portants, nous faisons un pas de plus vers elle. Aussi sûrement que nous vivons aujourd’hui, nous mourrons un jour. Vivre avec la mort, c’est comprendre qu’elle fait déjà partie de nous. L’accepter commence par lui faire de la place et, pour cela, se demander : que sommes-nous ? La question du moi est au cœur de la réflexion bouddhique. « Je » n’existe pas, du moins pas vraiment. Il n’est pas de substance fixe et immuable en l’homme, pas plus qu’en tout être vivant. Aucune réalité existante ne saurait échapper à la loi de l’impermanence. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les fluctuations de notre esprit, les variations de nos sentiments et de nos humeurs ou le passage des saisons. Si nous vivons et agissons bel et bien en ce monde, notre « moi », cette impression subjective quasi indéracinable d’une identité réelle et stable, est une construction mentale. Un aménagement psychique qui coïncide avec l’apparition du « je » dans la petite enfance.
Pour Lama Puntso du centre Dhagpo Kagyu Ling en Dordogne, « il y a une violence inhérente au fait même d’exister. Entrer en relation avec la vie lors de la naissance et en sortir au moment de la mort sont des événements violents ». Pour la compenser, l’individu va développer une conscience du soi, indispensable pour se maintenir en vie et s’émanciper en tant que sujet. Le « je » devient l’entité référentielle et narcissique pour appréhender le monde. Avec lui, nous accumulons objets, relations et connaissances pour solidifier le territoire de l’égo. La saisie égoïste s’enracine dans l’illusion de la permanence, impression trompeuse liée à une tentative toujours renouvelée d’éviter la souffrance du changement.
Pour le bouddhisme, c’est la principale source de tous nos problèmes et le fondement du Samsara, le cycle des renaissances. Si la mort apparaît à tout un chacun comme une séparation douloureuse, une rupture d’équilibre voire une injustice, le bouddhisme, qui y voit au contraire un processus de naissance, nous enseigne l’esprit d’Éveil – dit Bodhicitta, et la possibilité de se libérer de nos souffrances pour mourir comme un nouveau-né. Mais ces principes ancestraux ont-ils un sens quand surviennent, pour nous ou nos proches, la maladie et la mort ?
La nature de Bouddha
En France, la loi Léonetti de 2005 incite les structures hospitalières et médico-sociales à mettre en œuvre une démarche d’accompagnement de la fin de vie. La Société française d’accompagnement et de soins palliatifs en fixe ainsi les objectifs : « soulager les douleurs physiques et prendre en compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle ». Depuis 2002, les Forums internationaux bouddhisme et médecine, créés par l’Institut de sagesse et de compassion, multiplient les passerelles entre la science bouddhiste de l’esprit et les thérapies occidentales. Car, au-delà de gestes de soins, la culture palliative est avant tout un savoir-être, et s’ancre dans une parole. « Au cours de la maladie, nous rencontrons une série de souffrances particulièrement difficiles à traverser, liées à d’inévitables renoncements. Nous devons faire le deuil de notre bonne santé, de notre aisance à nous mouvoir et à nous projeter dans l’avenir. Puis celui de notre autonomie, de notre situation professionnelle et de notre rôle dans la famille. Voir grandir ses enfants, il faut aussi y renoncer, affirme Lama Puntso. Il est nécessaire de pouvoir nommer sa révolte, sa tristesse, dire ce qui se vit ».
Au cœur de cette démarche d’écoute, la compassion est la vertu cardinale du Bodhicitta. Association laïque à vocation spirituelle, Tonglen utilise les outils du bouddhisme pour accompagner les malades et leurs familles : « nous tissons un lien d’humanité avec ces personnes souvent isolées. Nous leur montrons qu’elles ne sont pas seules et que derrière la douleur il y a encore des ressources », raconte le Dr Cathy Blanc, Présidente de l’association. Un rôle tiers, bénéfique aussi au personnel soignant, qui peut alors mettre des mots sur les situations et prendre un recul auquel la formation ne le prépare pas toujours. Tonglen, qui signifie « donner-recevoir », est le nom d’une puissante technique d’éveil de la compassion. Elle consiste à prendre sur soi la douleur et la souffrance des autres et à leur donner le bonheur, le bien-être et la paix de notre esprit, en utilisant le support de la respiration. « Au chevet du patient, nous proposons un temps de »pause », une méditation guidée pour l’aider à trouver en lui les espaces de tranquillité, ceux que la maladie n’atteint pas. Ce n’est pas une compassion doloriste, moralisante. C’est un regard digne sur la part d’humanité qui l’habite jusqu’au bout ».
Pour les maîtres bouddhistes, nous sommes tous dotés de ce potentiel de sagesse. Celui qui tient la main de celui qui part lui fait don de sa foi et de son avance sur le chemin de l’Eveil. En retour, celui qui part fait don de ses peurs, de ses peines et nous présente la vérité de notre propre agonie future. Pour le pratiquant initié, cet engagement à atteindre l’Eveil est l’expérience de la nature de l’esprit, de l’absence de soi et de la vacuité de tous les phénomènes. « Ces principes n’ont de sens que pour celui qui s’y est préparé, souligne Christophe Fauré, psychothérapeute. Une personne mourante est épuisée. Ce qui importe est la paix de son tout dernier instant ».
Le temps d’une pensée
La loi du karma dit que quoi que l’on fasse et quoi que l’on pense, dans l’instant même, trouve sa conséquence dans notre conscience. Tout acte laisse son empreinte dans une sorte de variable matricielle.« A chaque instant, nous nous situons sur ce point de convergence de causes et de conditions qui déclenchent l’apparition des choses », explique Maître-zen Kengan D. Robert du temple Denshinji à Blois. Dans l’ici et maintenant, « ce n’est pas ce qui se passe après la mort qui importe mais le fait d’arriver à avoir l’esprit en paix au moment ultime ». Dans le bouddhisme, la vie et la mort forment un tout et sont considérées comme une série de réalités transitoires constamment changeantes. Puisque tout phénomène naît de causes, sert de cause au phénomène suivant et se détruit en lui donnant naissance, nous nous situons dans une succession de naissances et de morts. L’essentiel est alors que se fasse librement le passage d’un état à un autre.
On appelle p’owa, ou « transfert de conscience », le rite pour le moment de la mort. Cette pratique consiste à projeter sa conscience dans le cœur d’un bouddha imaginé au-dessus de sa tête. Visualisée comme une petite sphère lumineuse au niveau du cœur, elle s’élève par le canal central jusqu’au sommet du crâne d’où on la projette vers le haut à l’aide de mantras spécifiques. Au Tibet, les personnes âgées s’entraînent à cet exercice très populaire. Pour s’y préparer, on fait de nombreuses fois monter et descendre la conscience jusqu’à ce que des signes apparaissent, comme des démangeaisons ou une petite boursouflure de la fontanelle. L’enveloppe de chair n’est ici que le véhicule du souffle vital.
Une conception désincarnée complexe pour les occidentaux : en effet, « la plupart des gens s’identifie à leur corps. Si mon corps se dégrade alors je me dégrade », nous dit Christophe Fauré. 70% à 80% des personnes en fin de vie souffrent de douleurs physiques et d’autres symptômes tout aussi gênants comme les problèmes respiratoires, les nausées, les escarres. Aussi, comment parvenir se détacher du corps quand la douleur n’a jamais été aussi forte ? « Ce n’est pas ce que nous proposons aux personnes que nous accompagnons. Au contraire, faire corps avec la douleur, accepter qu’elle soit là, c’est déjà lui faire perdre de son intensité », décrit Pascale Calmette, qui coordonne l’équipe de bénévoles de l’association Tonglen dans la région de Montpellier. « La souffrance est une chose très concrète, que l’on ressent dès que l’on pousse la porte de la chambre d’hôpital ». Derrière les grandes idées de présence et de compassion, il y a la réalité des odeurs, des appareils et de la nervosité d’une personne qui se sent mourir. « Alors en tant qu’accompagnant, quand on se sent dépassé, il faut s’en remettre à ce en quoi l’on croit. Appréhender la mort sera toujours une question spirituelle, dans le respect de la foi de chacun », ajoute Pascale.
Après expiration du dernier souffle, la conscience migre dans les bardo, ces états de conscience post-mortem. On ne parle pas d’âme mais d’un flux énergétique et cosmique, en chemin vers une nouvelle forme provisoire. La mort est un passage. Les vivants en sont les gardiens. Un rôle que nous n’endossons pas sans gêne ni angoisse. Pourtant, nier la mort peut être porteur de conséquences pour nos sociétés. Dans Le livre tibétain de la vie et de la mort, Sogyal Rinpoché nous interroge : « persuadée qu’il n’existe pas d’autres vies que celle-ci, l’humanité peut-elle penser son avenir ? »

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