Dans son «Autobiographie de Jésus», Frank LALOU livre près de quarante années d’un combat au corps à corps avec ce personnage nommé Jésus. L’auteur revisite la métaphysique juive et éclaire du même coup les événements de son parcours personnel comme celui de tout un chacun. Il lève ici le voile sur les quatre niveaux de la nature de Jésus.
Frank LALOU
L ’introspection et l’honnêteté intellectuelle et spirituelle nous poussent à nous voir comme des millefeuilles. Pour explorer la nature de l’homme et de celle de Jésus, abordons la notion fondamentale des Quatre Mondes de la Kabbale. La lumière de l’Un, dite Or Qadum, emplissait l’Infini équanimement avant le grand instant premier du Tsimtsoum, de la contraction de Dieu. Puis la Kabbale nous décrit une première lumière, Or Nietsal, émanation dans l’espace vide laissé par le Tsimtsoum. À partir de cette émanation lumineuse s’étagent quatre mondes éternels, secrets. Ces quatre mondes sont à comparer aux quatre états de la matière: le Feu, l’Air, l’Eau et la Terre. Une même substance peut selon sa température être extrêmement légère ou terriblement lourde. Le parcours des émanations est de cet ordre, celui qui passe du monde le plus éthéré d’Atsilouth au monde le plus pesant d’Assiah, l’Action. Le monde de l’Émanation ou du Divin, le olam haAtsilouth Le monde de la Création, le olam haBeryah Le monde de la Formation, le olam haYétzirah Le monde de l’ Action, le olam ‘Assiah
• Le monde de l’Émanation ou du Divin
Le ‘olam haAtsilouth
(les archétypes, les concepts, le mental abstrait)
Ce premier monde est le plus mystérieux, le plus indicible, le plus lumineux. Son élévation nous prive de mots pour le décrire. Il est en relation directe avec le Eïn Sof qui créa l’univers. Son étymologie est Etsel, proche, c’est-à-dire proche de la Source des sources. En Atsilouth, l’Arbre de vie est dans son énergie la plus pure. Les Séphirot comprises dans ce monde sont: Kéther, ‘Hokhma, Bina: la première triade de l’Arbre. Elle est liée à la première lettre du Tétragramme, le Yod, symbole du don, de la puissance du Nom indicible. Lettre spermatique par excellence.
• le monde de la Création
Le ‘olam haBeryah
(le mental concret, les formes pensées)
Le deuxième monde est celui de la Création. Il est l’intermédiaire entre le monde de l’Émanation Atsilouth et Yétsirah, le monde de la Formation. Il contient tout ce qui sera créé dans l’univers. À partir de lui, les âmes commencent à se distinguer. Béryah est le tout premier monde émané ex-nihilo. Sa matière est encore informe. Il reste le monde des projets potentiels qui pointent mais n’ont pas encore trouvé leur matière. La Kabbale dit qu’il est le monde des Anges. Le monde de Béryah est considéré dans la Kabbale comme le monde du trône. Le royaume d’Atsilouth siège, pour ainsi dire, sur le trône de Béryah. Le mot trône (kissai) dérive de la racine qui signifie couvrir. Le trône couvre et cache la lumière et la gloire d’Atsilout. Le monde de Béryah est l’origine spirituelle de l’intelligence humaine. Imma, la Mère, (Binah, la compréhension et l’intelligence en général) réside dans le monde de Béryah.
• le monde de la Formation
Le ‘olam haYétzirah
(les émotions, les sentiments, l’astral)
Le troisième monde est le monde du potier (étymologie) qui donne une forme à son projet. Comme le potier sur son tour, la création se fait par des cercles en mouvement. À notre échelle humaine, ces mouvements sont nos émotions, positives, comme négatives. L’énergie émise par Atsilouth, décantée et formulée par Béryah, se prépare par Yétsirah à revêtir une véritable matérialité qui aboutira concrètement dans le monde qui suit: ‘Assiah. Outre son étymologie qui désigne le potier, Yétser évoque les penchants, les pulsions, les passions. Par exemple ce qui pousse une personne à agir mal est le Yétser haRa’, sa face sombre. Ce qui l’invite à bien agir est le Yétser haTov, la face de la Bonté. Cet aspect passionnel est incontournable pour la suite de ce qui doit advenir, sans le désir, rien ne peut se réaliser, s’incarner. La Kabbale attribue à chacun des mondes une lettre du saint Tétragramme. Yétsirah est lié à la lettre Vav qui est celle qui relie tous les antagonismes.
• le monde de l’Action
Le olam ‘Assiah
(la cristallisation)
L’ultime monde est de celui de l’action, le monde physique. ‘Assiah correspond au monde terrestre sur lequel les humains ont une prise directe. Les actions dans le judaïsme sont extrêmement importantes, il n’est pas une croyance abstraite basée sur des spéculations métaphysiques. C’est par nos actions que nous pourrons remonter l’Arbre de Vie. Une célèbre phrase de la Torah dit: na’assé venishma, fais et tu comprendras! Fais d’abord, agis d’abord. Ce monde est le nôtre, riche de notre matérialité mais aussi riche de nos questionnements. Ces deux aspects le constituent. Le premier est celui où nous devons agir pour subvenir à nos besoins, communs aux autres créatures, manger, dormir, se reproduire, étendre le territoire. Le monde où chaque chose a sa cause et est elle-même la cause d’une prochaine. Le deuxième est celui de nos questions, de nos aspirations, celui qui toujours est en appel d’élévation, toujours nostalgique des mondes qui l’ont précédé.
L’homme est comme le funambule de Nietzsche en balance avec sa matérialité et sa spiritualité. Mais dans ‘Assiah les règles, les lois de la matière ne peuvent pas être évitées. Pour s’élever l’homme devra conjuguer ses deux natures avec le monde physique qu’il habite. ‘Assiah n’est pas isolée des autres mondes, elle est l’aboutissement créateur de toutes les énergies qui l’ont précédée. Voilà comment George Lahy dans son indispensable Dictionnaire Encyclopédique de la Kabbale décrit ‘Assiah: une image pour illustrer: «J’ai le désir de me construire une maison»; les quatre stades suivants seraient engagés de la naissance de l’idée à sa matérialisation: a. une idée générale, mais non encore définie, b. une idée définie de la maison dans mon esprit, c. les plans ou projets précis, d. la construction proprement dite de la maison.
Le monde qui concerne celui des Séphirot sera ce premier, celui de l’Émanation, le Olam haAtsilouth. La lumière primordiale de l’Eïn Sof opère sa descente dans le monde pour donner son souffle à toutes les créatures animées et inanimées. Elle s’épanche et se répartit sous la forme de dix saphirs, dix lumières. Ces Séphirot recèlent chacune une qualité de la puissance de la lumière afin que ce qui doit être, advienne.
Le mouvement de ces énergies a un double déploiement: un premier vers l’extérieur animant la création et un second vers l’intérieur, attestant dans son intimité la présence cachée du Un dans tout ce qui est.
Les Séphirot respectent un équilibre entre le don de la lumière et la réception. Tout déséquilibre rendrait le monde impossible. Chacun a donc une valeur à la fois masculine, spermatique et une autre féminine, matricielle. Charles Mopsik dans son livre incontournable, Le Sexe des Âmes, précise: Chaque Séphira, et donc l’ensemble de l’Emanation, est à la fois mâle et femelle, épanchant et recevant. Youssef Gikatila, grand kabbaliste du Moyen âge renforce cette idée de bisexualité des Séphirot: Chacun des degrés sans exception de YHVH possède deux forces; une force reçoit de ce qui est au-dessus d’elle, et sa seconde face épanche de la bonté à ce qui est au-dessous d’elle, jusqu’au nombril de la terre (Malkhout). Chaque degré sans exception se trouve donc posséder deux instances: une puissance de réception pour recevoir l’épanchement de ce qui est au-dessus de lui, et une puissance d’émission pour épancher du bien à ce qui est en dessous de lui, de cette façon les structures sont dites androgynes, en tant que recevant et épanchant. C’est là un grand secret parmi les mystères de la foi.
Cette androgynie des Séphirot exprime la nature profonde du Divin qui est à la fois Mâle et Femelle. La tradition rend cette double essence de Dieu en lui donnant deux noms: YHWH, face féminine, de miséricorde et Élohim, face de rigueur. Tout cela serait très simple, mais la Bible vient elle-même contrarier ces attributions car il arrive que YHWH soit du côté de la rigueur et que élohim de l’amour. La Kabbale divise l’arbre des Séphirot en quatre sections qui correspondent à autant de mondes. Ces quatre mondes ne sont pas successifs mais contemporains, ils coexistent dans un même temps. Ils sont la rationalisation d’un seul et même monde. Pour les décrire, l’esprit sépare ce qui est réuni. Selon le niveau de conscience, chacun percevra les superpositions. Chaque être forcément, même et surtout à son insu, comme un inconscient, ressent ces quatre états.
Les quatre, plus une, natures de Jésus pourraient, avec une dose avouée de poésie, correspondre à ces quatre niveaux que nous décrit la Kabbale: – Jésus l’homme procèderait du monde de ‘Assyah. – Jésus philosophe hanterait le monde de Yétsirah – Jésus prophète serait nimbé du monde de Béryah – Jésus fils de Dieu serait directement immergé dans le monde mystique de Astilout.
Jésus Dieu, lui, serait dans le dehors des mondes et de l’arbre et serait confondu avec l’Eïn Sof, l’infini ou mieux l’indéfini, source de toute chose.
Ces cinq étapes sont autant de spires d’un seul et même tronc. On ne peut jamais en retirer une sans abattre le Tout arbre. Dans le foetus bien au chaud dans le sein de sa mère, se trouve le nourrisson à naître, le bébé qui dit ses premiers mots, l’enfant qui fait ses premiers pas, l’adolescent qui éprouve ses premiers émois à la vue des courbes féminines, le jeune homme qui apprend goulûment le monde, l’homme qui trouve sa place dans la société par son travail, la personne mûre qui enseigne tout un savoir acquis, le vieillard au corps diminué mais riche de sa bibliothèque intérieure, l’agonisant serein ou effrayé qui affronte le terme d’une vie, de sa vie unique. Le foetus, comme le montre avec splendeur Stanley Kubric dans son 2001 l’Odyssée de l’Espace, tient en lui tous ces âges. Mais le fait est qu’il les réserve dans les spirales de son ADN, qu’il les réalise dans l’immédiateté. Ces différentes phases de son être tricotent avec le temps. Je ne peux pas au sortir de la matrice résoudre des équations ou donner des conseils à des amis dans la détresse.
Être Dieu ne peut pas se donner sans passer par le temps et l’épreuve de la chair. L’homme est Dieu, de même que l’enfant Albert est Einstein. Mais ce futur Einstein fait comme ses camarades caca dans sa culotte et pipi au lit, pourtant personne ne peut nier que ce morveux est Einstein, le grand Einstein. Ce moutard est Einstein à l’âge de deux ans, cet enfant est Einstein à l’âge sept, ce garçon boutonneux est Einstein à quatorze ans. Il en est de même pour le Dieu en nous qui arrive. Nous continuons à jouir et souffrir de la chair, mais ce n’est pas pour cela que nous ne sommes pas Dieu. Nous sommes Dieu à l’état d’homme. Dieu âgé de 13,7 milliards d’années. Dieu dans l’homo sapiens, tellement cruel, tellement bon, tellement tout. Dieu dans le Sapiens Sapiens, seulement cent mille ans. Dieu dans l’homo sapiens mutant ayant créé ses propres mutations en déjouant les lois de la génétique. La jubilation, enjeu universel de Tout, ne peut se réaliser que dans l’exploration des limites. Sans limite, il n’y a plus de jouir. Dieu joue à l’homme pour mieux jouir de son oeuvre. L’homme joue à Dieu pour mieux sortir du jeu et découvrir les règles du Grand Jeu. Que font les scientifiques, les poètes, les mystiques, les ascètes, les libertins, si ce n’est jouer avec le feu de la passion pour soulever le voile qui nous montrera les fils tendus du marionnettiste. Le grand OH! sera de voir que celui qui agite les Bras d’Albert, c’est Albert, habillé tout en noir pour que les spectateurs ne le voient pas. – Qui es-tu? Il confessa, il ne nia pas, il confessa: – Je ne suis pas le Christ. – Qu’es-tu donc? lui demandèrent-ils. – Es-tu Elie? Il dit: Je ne le suis pas. – Es-tu le prophète? Il répondit: Non.
(Jean 1, 19-21)
Grâce à Dieu, le maître ne donne jamais une réponse explicite! En donner une serait créer immédiatement une secte autour de sa personne. Il doit rester comme Dieu, comme l’homme en face de moi, une essence, une chair à jamais non identifiable. Ne pas tomber dans la réduction, dans l’univocité, l’unidimensionnalité. Il restera ainsi pour toujours un mystère. Le mystère de Jésus, le mystère de l’autre. Moi-même mystère de moi-même. Être tout et rien à la fois. Un et deux. Deux et Trois. Femme et homme. Riche et pauvre. Dieu est ce papier gras qui virevolte sur mon chemin.
Extrait du Magazine Medi@me n°7