La Biologie qui fait peur
Nouvelles Clés : Autrefois, la biologie et les neurosciences nous émerveillaient. Aujourd’hui, elles font plutôt peur, alors qu’a priori, elles visent quand même à soigner. Comment s’y retrouver ?
Hervé Chneiweiss : Nous traversons un passage difficile parce nous en savons aujourd’hui beaucoup plus. Or, la science commence toujours par désenchanter le monde… avant de le réenchanter. Il faut comprendre que la biologie a fini par entièrement s’intégrer au grand courant de la démarche scientifique, où l’on passe de l’approximation à l’accumulation des connaissances. Grâce au microscope optique ou électronique, on a pu observer les cellules, leur développement, leurs assemblages. Le séquençage du génome humain – grand rêve de quelques pionniers lancé le lendemain même du jour où Armstrong mettait le pied sur la lune, quand James Watson (Découvreur, avec Francis Crick, de la structure de l’ADN, en 1953. Prix Nobel en 1962.) a convaincu les autorités d’en faire la « next frontier » du rêve américain – a été réalisé deux à trois fois plus vite que prévu. Avec, au passage, la première aventure industrielle menée par la recherche fondamentale (qui n’en a pas été dépossédée comme avec l’atome), et même un moratoire d’un an sur les recherches, décidé en 1974 à la suite d’une rencontre, à Asilomar en Californie, de tous les scientifiques travaillant sur la génétique. Une année à réfléchir aux enjeux éthiques et à mettre au point les protocoles de confinement des labos ! Bref, on a fait entrer la vie dans le monde technique, où tout est mis à plat, révélé. Les questions éternelles (d’où vient la vie ? pourquoi vit-on ?), simples au départ, ne relèvent plus du « grand mystère de la vie » dont parlaient les théologiens. Du moins en apparence ! Car une fois que l’on a dit cela, tout le mystère réapparaît : on découvre qu’il n’y a rien de pré-déterminé vraiment, rien de pré-écrit vraiment, mais un ensemble de possibles.
Comment passe-t-on d’une cellule d’un centième de millimètre – où se trouve cependant un ruban d’ADN mesurant, déplié, environ un mètre – à un individu fait de centaines de milliards de cellules assemblées à peu près correctement en organes, qui va vivre environ 90 ans, interagir avec son environnement, se nourrir, aimer, penser, et tout ça avec des molécules ? Comment est-ce possible ? Les questions éternelles restent les mêmes, avec ceci de merveilleux : le mystère n’est plus « fermé », on a posé le pied sur un continent nouveau, l’atome conduit au quark appelé « charmant » ou « étrange », la cellule montre qu’il ne suffit pas d’avoir lu ses gènes pour comprendre comment elle marche, tout comme il ne suffit pas de voir l’activité du cerveau pour comprendre la conscience – ou de connaître les lettres pour faire de la poésie.
N. C. : En entrant dans l’ère de la complexité, la biologie ne fait-elle pas exploser tous ses dogmes ?
H. C. : Si ! À chaque découverte, un dogme explose. Quand j’étais étudiant, on considérait le gène, constitué d’ADN, comme une simple unité de codage des informations permettant, via l’ARN-messager, de produire une protéine. Gène, ARN, protéine, chacun avait sa fonction, comme un interrupteur allumé ou éteint. C’était simple. On sait aujourd’hui que la moindre protéine interagit avec une centaine d’autres, en fonction d’une multitude de facteurs qui lui donnent une formidable palette d’expressions, comme un être humain que l’on trouve habillé différemment selon les lieux, les époques de l’année ou de la vie. Quant à l’ARN, on a découvert qu’il n’était pas seulement un intermédiaire entre l’information génétique et la protéine. Il existe plusieurs ARN, et chacun a un sens. Certains fragments, les SIRNA (small inhibitory ribo nucleic acid) peuvent même empêcher l’expression des autres… Inutile de dire que le gène lui-même se révèle d’une complexité extrême, bien loin de l’idée : un gène = une fonction !
N. C. : Et du côté du cerveau ?
H. C. : C’est la même chose : les dogmes s’écroulent et ça change tout ! On vivait depuis 1904 dans le dogme du neurone : la cellule qui transmet l’information, c’est le neurone – soit seulement 10 à 15 % des 500 milliards de cellules du cerveau. Le reste – la « glie » – a été considéré pendant un siècle comme du remplissage. Il fallait bien que ça tienne, elle était là pour ça. Or, pas du tout ! On sait aujourd’hui que les cellules gliales entrent en interaction avec les neurones, codent de l’information de façon spécifique, interagissent les unes avec les autres et provoquent, quand elles se dérèglent, l’immense majorité des maladies neurologiques. Les astrocytes, qui constituent la majorité de ces cellules gliales, jouent un rôle primordial dans la constitution de l’architecture cérébrale au cours du développement : ils servent de « rails » lors de la migration des neurones immatures vers les couches externes du cortex. Par ailleurs l’astrocyte est le seul lieu de stockage du glucose dans le système nerveux, donc la seule source énergétique des neurones.
N. C. : L’idée selon laquelle nous n’utilisons que 10 % de notre cerveau est donc fausse également ?
H. C. : Tout comme celle disant que l’on naît avec un stock de cellules à peu près fixe, avec quelques ajustements jusque vers l’âge de trois ans et qu’ensuite, jusqu’à sa mort, on va conserver ce capital – tout en l’usant ! Ce n’est pas vrai du tout, nous renouvelons des cellules pendant toute notre vie, grâce aux fameuses cellules souches présentes dans tous nos organes. Nos os se remanient sans arrêt, notre tube digestif change chaque semaine. Mieux , notre système nerveux lui-même a sa plasticité : chaque neurone remodèle en permanence son « arbre dendritique » – l’endroit où il reçoit de l’information – sous l’influence des cellules gliales, qui déterminent quelle synapse doit être mise en place ou remaniée pour travailler avec plus d’efficacité. Plus encore : deux zones du cerveau (la zone sous-ventriculaire et la zone sous-granulaire de l’hippocampe) abritent des cellules souches qui donnent naissance à de nouveau neurones tout au long de la vie, y compris à l’âge adulte. Il existe également des cellules souches adultes capables de donner naissance aux différentes lignées cellulaires du système nerveux central, dont des neurones, dans d’autres régions du cerveau (le striatum, la moelle épinière). Toutefois ces cellules restes inactives tant que tout est normal dans la physiologie du système nerveux. D’où une idéée simple : l’environnement local conditionne la capacité des cellules souches à proliférer et à se différencier.
Autrement dit, cette nouvelle complexité nous montre que les mécanismes d’apprentissage sont infiniment moins déterminés qu’on le pensait. Nous pouvons continuer d’apprendre jusqu’à un âge très avancé, et même jusqu’à la fin de notre vie, aucune fatalité ne s’y oppose. Tant que nous nous servons de notre système nerveux central – en agissant, en communiquant, en réfléchissant – notre réseau de cellules gliales continue d’établir de nouvelles passerelles synaptiques entre nos neurones, et ceux-ci peuvent même, dans certains cas, se renouveler !
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