
Denis Marquet : : Le chemin spirituel exige deux dimensions d’égale importance : l’ouverture et l’orientation. Alors oui, plutôt rester fermé que de s’ouvrir en étant mal orienté !
Car on s’ouvre alors à des dimensions basses du monde psychique, qu’une humilité insuffisante fait confondre avec des manifestations spirituelles. La mythologie judéo-chrétienne nomme d’ailleurs très précisément cette confusion : c’est celle du « porteur de lumière », Lucifer, le singe de Dieu qui, bien que coupé de la lumière divine et ayant chuté dans les ténèbres, demeure tout à fait capable d’imiter celle-ci. Vous me direz qu’au XXIe siècle, parler du “diable” a quelque chose de désuet. Je vous répondrai que, plus l’époque se rouvre aux anges et aux prophètes, plus nous avons besoin de prendre garde aux faux prophètes et aux diableries ! Cela étant dit, je n’oublie pas que la fermeture au spirituel est la maladie qui caractérise le mieux nos sociétés actuelles, et que l’humanité peut en mourir. Nous avons un urgent besoin d’ouverture ! Mais pas de n’importe quelle ouverture…
N. C. : Où l’on s’aperçoit que les instances ecclésiastiques remplissaient aussi une fonction de discernement !
D. M. : Tout à fait. On a beaucoup insisté, à juste titre, sur la censure, souvent abusive, qu’elles exerçaient, mais elles remplissaient aussi une fonction d’encadrement très précis. Longtemps les hommes ont vécu avec une conception de la vie et du monde à peu près universelle, défendue par toutes les instances religieuses, et bien résumée par la notion hindoue du Dharma. Ce mot, qui est fréquemment traduit par “loi” et qui désigne l’ensemble des règles et prescriptions morales qui s’appliquent à l’humanité. Il signifie d’abord : “ce qui soutient”, “ce qui étaye le monde pour lui éviter de sombrer dans le chaos”. Les innombrables règles, interdits, obligations et préceptes du système religieux traditionnel de l’Inde, mais aussi les commandements de la Torah hébraïque et je crois tous les systèmes moraux de l’humanité pré-moderne reposent sur l’idée qu’il existe un ordre juste qu’il faut respecter, sous peine de voir le monde sombrer dans le chaos.
Or, depuis deux ou trois siècles, et d’une manière qui va en s’accélérant, l’humanité s’est mise à vivre à l’opposé de ce qui est traditionnellement considéré comme juste. Individualisme, matérialisme, effondrement des valeurs transcendantes, règne de l’apparence et des forces de l’argent… Les fameuses lois de Manou hindoues, pour décrire l’Âge sombre à venir (Kali-Yuga), brossent par anticipation un tableau saisissant de notre époque ! Du point de vue des civilisations qui nous précèdent, toute la modernité est une rupture avec l’ordre juste. On comprend que les traditionalistes se lamentent, persuadés que nous courons droit à la catastrophe. Et le risque existe, car l’individu contemporain, conscient ou non, doit affronter le chaos d’une manière inédite. Ce que les intégristes ne peuvent pas voir, parce qu’ils ne sont tournés que vers le passé, c’est l’extraordinaire potentiel qui se trouve derrière tout cela – vers l’avenir ! Si l’individu s’avère suffisamment armé pour affronter son propre chaos, une évolution fantastique peut s’opérer, un processus d’accomplissement humain absolument inédit.
Il faut juste se rappeler que le danger est à la hauteur du potentiel.
N. C. : On ne peut tout de même pas exclure que, parmi toutes les expériences psy-spi qui se vivent en ce moment, certaines soient réellement en rapport avec ce que la tradition appelle l’Esprit.
D. M. : Mais les expériences spirituelles authentiques elles-mêmes ne sont pas sans danger ! Il faut y être préparé. C’est le mythe du voleur de feu. Ce que celui-ci dérobe est véritablement le feu divin. Mais au lieu de s’être disposé, par un patient travail intérieur, à le recevoir, il s’en empare… Et le voilà entièrement consumé ! On ne peut recevoir l’Infini dans les étroites limites de l’ego. Autrement dit, la capacité de discernement ne doit pas seulement nous servir à distinguer l’expérience spirituelle de son simulacre psychique. Elle nous sert aussi à sentir les étapes préalables, le rythme juste d’une ouverture à l’Esprit. Le discernement repose sur la connaissance de soi. Et particulièrement de ses limites : se connaître soi-même, c’est être humble, et le discernement est un exercice d’humilité.
N. C. : Prenons, un exemple d’ouverture audacieuse : un philosophe digne de ce nom peut-il sans problème consulter une voyante ?
D. M. : Je vous répondrai en trois temps. D’abord, un philosophe digne de ce nom a, en principe, une culture historique. Il sait donc qu’en trois siècles nous avons construit la première et la seule civilisation qui rejette comme superstitions des phénomènes psychiques unanimement admis, reconnus par les autres cultures. Son devoir de philosophe est de prendre du recul et de se questionner : nous, hommes modernes, avons-nous raison contre tous ? Sommes-nous vraiment l’aboutissement le plus éclairé de l’histoire, ou notre vision matérialiste du monde ne nous a-t-elle pas privés d’une connaissance plus profonde ?
Un philosophe saura que si la voyance existe, elle fonctionne exclusivement dans son domaine propre, qui est l’avenir prévisible. De même que la science peut prédire un système d’effets à partir d’un système
de causes, ainsi tout être humain est dans une certaine mesure prévisible – dans la mesure où il est conditionné. C’est-à-dire dans la mesure où il n’est pas libre.
Mais, troisième point, être philosophe, n’est-ce pas justement travailler à se rendre imprévisible, c’est-à-dire à vivre non plus depuis des conditionnements, mais depuis une liberté qui rend, par définition, toute prédiction impossible ? Si donc un philosophe va voir une voyante, ce sera seulement pour être éclairé sur ses conditionnements ! Mais a-t-il besoin d’une voyante pour un travail qui est l’essence même de la philosophie ?
N. C. : Mais Socrate a consulté la pythie de Delphes ?
D. M. : Il est vrai que Socrate, le premier des philosophes a commencé son cheminement à la suite d’un oracle prononcé par la pythie de Delphes ! Mais, là encore, il faut distinguer.
La pythie était moins une voyante qu’une sorte de prophétesse, considérée comme porteuse d’une parole divine. Un channel officiel, en quelque sorte, formé, encadré et authentifié par de solides instances religieuses. Dans son Apologie, Platon témoigne que Socrate la considérait comme “la parole du dieu”, ce qui n’est guère étonnant pour celui qui affirmait être guidé par la voix de son maître intérieur, le fameux “daïmon”. L’attitude questionnante, l’étonnement et l’émerveillement s’avèrent d’excellentes préparations à l’expérience spirituelle, car elles ont un pouvoir dissolvant vis- à-vis du mental !
N. C. : Vous avez plusieurs fois cité le “mental”, comme un niveau où notre conscience s’embourbe…
D. M. : Ce qu’on appelle le mental est une puissance en nous, qui a une obsession : transformer toute souffrance en problème – et tout le problème en solution. Le mental, synthèse humaine de l’instinct animal de survie et de la volonté de toute-puissance, n’est rien d’autre que la pulsion de mort freudienne ! Pour provoquer l’anesthésie, le mental se maintient dans une cogitation permanente, toujours à proposer des solutions. Il est cette force en nous qui ne cherche pas la vérité, mais le confort du moi. C’est pourquoi, face à l’expérience spirituelle, le mental ne peut que nous leurrer. Y compris quand il prétend trouver “Dieu”.
Car ce dieu-là, qui n’est que la projection d’une super-solution définitive à tous les problèmes existentiels humains, un simulacre vide. Repérer les manigances du mental, qui adore se déguiser en expérience spirituelle, est un aspect essentiel du juste discernement ! Et pour se libérer de ce fonctionnement compulsif et retrouver un peu de clarté, il s’agit de revenir à une expérience très simple, charnelle de soi-même. La présence à soi la plus élémentaire – la respiration, les sensations…
Tout peut repartir du corps ? Seul un corps sentant et vivant engendre une pensée claire.
L’une des stratégies du mental, pour “résoudre” le problème de la souffrance, est d’anesthésier le corps, pour nous désincarner. À l’inverse, rendre le corps à la sensation permet de neutraliser une bonne partie de cet incessant discours mental. Le mental refuse le corps car le corps souffre. Mais c’est aussi le corps qui jouit, receptacle de la joie d’exister ! Là encore, le discernement est nécessaire pour distinguer la vraie joie de son simulacre, le soulagement.
N. C. : Que voulez-vous dire ?
D. M. : Derrière les apparences d’un culte du corps, la société actuelle prône l’adoration d’un corps-objet qui ne vit pas, ne sent pas et ne se focalise que sur les apparences. Avec ces deux figures fétiches que sont la femme anorexique (le plus mince possible) et l’homme culturiste (le plus musclé possible), notre civilisation aboutit en réalité à l’inverse de ce qu’elle prétend : sous le masque d’une adoration du corps-apparence, elle nie les manques, les sensations, la vie du corps vécu. De même, la demande inconsciente que notre temps adresse à cette déesse toute-puissante qu’est la Science, c’est de nous faire accéder à l’immortalité. Les délires d’une secte comme celle de Raël, au sujet de l’immortalité grâce au clonage, sont en ce sens un symptôme de l’esprit du temps. Mais un corps qui ne peut pas mourir est un corps qui ne vit pas ! Vivre, c’est mourir et renaître sans cesse, et le refus de la mort est un refus de la vie. Notre culture moderne, avide de sécurité et de sensations faibles, est marquée par un profond refus de la vie. La spiritualité, c’est d’abord être pleinement vivant !
N. C. : Alors, que pourrait être une spiritualité vivante ?
D. M. : D’abord, une lutte contre ce que j’appellerais la tentation gnostique. Les gnostiques, dans les premiers temps du christianisme, affirmaient que la vie spirituelle devait se cultiver en opposition à la matière et au corps.
Ils enseignaient que la création du monde était le fait d’un dieu mauvais, et que l’incarnation était une chute. Il s’agissait de s’en libérer. Sortir de son corps, en finir avec la vie incarnée, tel était leur idéal, dans lequel on peut lire un triomphe du mental, un refus de la vie déguisé en attitude spirituelle… Eh bien, paradoxalement, le matérialisme contemporain peut être considéré comme le degré le plus élevé de l’attitude gnostique. L’homme se vit comme un esprit triomphant au centre d’un monde d’objets, virtuels ou non, à sa disposition, au premier rang desquels se trouve son propre corps, qui n’est plus le lieu d’une expérience de vie, mais un objet à dompter, à modeler à son idée, à neutraliser aussi pour qu’il ne souffre plus, ne meure plus, ne nous limite plus.
Dans cet hyper-contrôle fondé sur la peur de se sentir vivant, il devient impossible de vivre une spontanéité vivante, celle où la présence au corps rend possible l’acte juste, inspiré, fécond. Nous vivons actuellement une civilisation gnostique par excellence, qui n’a même plus besoin de l’alibi spirituel pour nier le corps et condamner la vie.
Plus profondément, la rupture avec le Dharma, l’ordre juste, engendre comme on l’a vu un chaos humain inédit et très dangereux, mais qui est aussi un formidable potentiel. Car le chaos, c’est l’émergence à la lumière d’une matière humaine que nous portons tous en nous, et que nous pouvons désormais travailler en conscience. À condition toutefois que chacun accepte de reconnaître ce chaos en lui-même, et ne le projette pas sur l’autre en l’appelant le “mal”…
À lire de Denis Marquet :
Le triller Colère , au Livre de Poche et un essai sur son expérience de Père, éd. Albin Michel.