Intelligence Collective
par Patrice van Eersel
C’est le concept clé auquel s’accrochent les espoirs face aux défis qui nous assaillent : puisque sa logique enseigne à l’individu que son intérêt est d’aider son prochain, l’intelligence collective devrait pouvoir sauver le monde. Une utopie en voie de réalisation ?
Les pilotes d’une escadrille d’acrobatie aérienne forment un seul ensemble. Jim Rough et Tom Atlee, fondateurs du Co-Intelligence Institute, aux Etats-Unis, comparent le rituel de préparation d’un vol (chaque ma-nœuvre mentalement visualisée, les yeux fermés) à celui d’une tribu de chasseurs chamaniques. Quand ils sont en grande forme, les pilotes eux-mêmes sont étonnés : ils parlent de leur escadrille comme d’une « intelligence collective » qui les dépasse tous.
Face aux innombrables crises qui nous assaillent, l’intelligence collective est devenue un concept clé, auquel s’accrochent de plus en plus d’espoirs. Elle devrait, se dit-on, pouvoir résoudre bien des problèmes – impasses écologiques et grandes injustices – puisque sa logique enseigne à l’individu que son intérêt, même égoïste, est d’aider l’autre dans son épanouissement.
Bêtise ou sagesse des foules ?
Au départ, toute intelligence est collective. De même qu’un neurone seul ne peut rien et qu’il en faut dix milliards pour bâtir un cerveau, un individu à 100 % solitaire n’aurait aucun moyen d’édifier une intelligence. Le psychologue Daniel Goleman démontre, dans son livre « Cultiver l’intelligence relationnelle » (Robert Laffont, 2009), que notre cerveau est d’abord « social », se bâtissant à partir de neurones miroirs et de neurones fuseaux qui font de lui un véritable « système wifi », relié aux autres en permanence.
Cela n’empêche cependant pas une foule, même de surdoués, de pouvoir être stupide. Bien avant le bolchévisme et le nazisme, le psychosociologue français Gustave Lebon étudia scientifiquement de quelle façon une masse humaine pouvait se laisser manipuler par quelques meneurs violents et habiles dans l’art de jouer sur les émotions. Il l’expliqua en 1895, dans un livre pessimiste qui deviendra un classique, « Psychologie des foules » (PUF, 2003) : pour lui, les masses n’ont d’autre issue que d’être manipulées.
Un siècle plus tard, en 2004, James Surowiecki, chroniqueur économique au « New-Yorker », est unanimement salué pour son livre optimiste « La Sagesse des foules » (JC Lattès, 2008) : il montre qu’il existe des façons d’aborder la multitude qui la rendent intelligente. Ainsi, consulter un très grand nombre d’opinions (à propos de n’importe quel sujet) mène à des décisions plus « sages » que si l’on fait appel à un comité d’experts. C’est ce que prouve le processus des marchés prédictifs. De quoi s’agit-il ?
Internet a permis de découvrir ceci : la synthèse des pronostics d’internautes faisant des paris en ligne, sur une question donnée, peut aboutir à des prévisions plus justes que les expertises classiques ou les sondages. C’est étonnant car les parieurs peuvent être n’importe qui et ne correspondent à aucun échantillon représentatif de la population. Comment se fait-il que leur intelligence collective soit supérieure à celle des sondés ? Réponse d’Emile Servan-Schreiber, spécialiste de la question, le premier à avoir mis cette découverte en application dans les entreprises (voir le site www.lumenogic.com) : « Selon le “théorème de la diversité” de Scott Page, il y a deux dimensions à la capacité d’un groupe à faire des prédictions intelligentes : le niveau d’expertise individuelle des membres du groupe, mais aussi la diversité de leurs opinions. On peut augmenter la performance prédictive du groupe en jouant sur l’une ou l’autre, ou sur les deux à la fois. » Un des concepts résultant de l’intelligence collective est celui de sociocratie, qui existe depuis cent-vingt ans et dont la devise pourrait être : « La bonne décision est celle qui intègre les compétences et les limites de tous ceux qui dépendront d’elle. »
Le but est d’attirer des opinions à la fois fortement concernées, voire passionnées (comme celles des parieurs), et les plus diverses possibles. C’est ce différentiel d’opinions fortes qui se solde par une intelligence collective mesurable. Celle-ci est plus performante que le sondage, qui part à la pêche d’un groupe représentatif mais « mou », a priori non passionné par la question posée. Cette découverte fait déjà partie des outils d’avant-garde en prospective. En France, des entreprises comme Renault, La Poste, L’Oréal, Arcelor Mittal ou la Fnac l’ont déjà utilisée pour imaginer l’avenir des marchés. Des médias comme « Le Figaro », « Libération », « Le Nouvel observateur » ou « Science & Vie » ont commencé à s’en servir pour remplacer les sondages électoraux : la méthode a été la seule à prévoir, par exemple, que l’Alsace resterait à droite lors des municipales du printemps 2010…
POUR EN SAVOIR PLUS
« L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace », Pierre Lévy, La Découverte, 1997, 245 p.,.
« Cyberdémocratie », Pierre Lévy, Odile Jacob, La Découverte, 2002, 283 p., 24,20 €.
« Une brève histoire de l’avenir », Jacques Attali, Fayard, 2009, 422 p., 20 €.
« La démocratie se meurt, vive la sociocratie ! », Gilles Charest, Esserci, 2007, 248 p., 30 €.
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