Les cages de l’âme
Sting par Catherine Nivez
Comment une star mondiale de la musique, acteur à ses heures et père de famille nombreuse (cinq enfants) est-il arrivé à une réflexion originale sur la vie et la mort, sur le système médiatique et ses travers ? Depuis de nombreuses années, Sting nous chante son idée de l’homme et de l’âme (par exemple dans “The Soul Cages”, Les prisons de l’âme, l’album dédié à son père, mort en 1987).Un jour, au cours d’une tournée mondiale, il avait livré à Nouvelles Clés sa réflexion sur le monde et sur l’homme, sa partition interne, ses satisfactions, ses craintes… Un entretien londonien et familial dans la maison qui fut celle de Yehudi Menuhin pendant vingt cinq ans, avant de devenir celle de Sting. Du maître a l’élève… sans maître.
Nouvelles Clés : Comment vivez-vous la célébrité ?
Sting : C’est un immense amplificateur. Elle amplifie les émotions des gens, positivement ou négativement ; les gens peuvent aimer ou complètement détester ce que tu fais et les deux sentiments sont toujours exagérés. Quand on est connu, on attire toujours beaucoup l’attention sur soi et sur son travail… Si je suis en colère contre quelqu’un dans ma vie privée par exemple, ça prend tout de suite des tournures d’affaire d’État : “Oh ! Sting est en colère contre moi, c’est atroce !” Si je suis gentil avec quelqu’un, c’est aussi très important ; tout est donc plus grand que la vie. Ce qui est primordial dans ces conditions, c’est de garder un regard objectif sur soi, de rester petit à l’intérieur et de comprendre que les gens projettent sans arrêt sur vous des sentiments démesurés. Personnellement, je m’épargne cette distorsion par une connaissance réelle des mécanismes en jeu. J’ai eu de la chance, je suis devenu célèbre sur le tard. J’avais déjà vingt-six ans, un travail, une famille, un crédit à la banque, j’étais un citoyen responsable. D’autres deviennent célèbres alors qu’ils sont encore des enfants et ils n’ont pas forcément la possibilité de se développer, de grandir. En fait, le star-system encourage non pas à grandir mais à rester un enfant toute sa vie. Cela peut être très préjudiciable du point de vue psychologique. Je détesterais être complètement pris en charge et prétendre que je suis plus jeune que mon âge pour faire mon travail.
N. C. : Vous avez souvent dit que vous n’étiez ni religieux ni mystique. Pourtant, à la lecture des paroles de vos chansons, on pourrait le penser.
Sting : Vous savez, j’ai toujours été très intéressé et passionné par la symbolique des choses, j’ai toujours été très intrigué par la puissance des symboles. Mon éducation est catholique et la symbolique de l’Église catholique est très forte, très très puissante : la mort, le sang, la culpabilité, la torture, l’enfer… C’est une excellente base, une source pour la création artistique. Certains des grands artistes mondiaux viennent de ce genre d’imagerie et l’utilisent, comme
Michel Ange ! Qui plus est, les catholiques romains sont minoritaires en Angleterre…
Additionnez tous ces symboles et vous avez quelque chose de très “culte” en Angleterre. Cela me fascine et ça se sent peut-être dans ma musique. C’est aussi la raison pour laquelle je m’intéresse tant à CarI Gustav Jung. Il m’a permis de mieux comprendre la force du symbolisme. Ce que j’ai, par exemple, essayé de faire dans le disque dédié à mon père, fut de mythifier sa mort de telle sorte que je puisse l’accepter. J’ai été très choqué, affectivement et professionnellement, par sa disparition. Notre société moderne n’a, je pense, pas beaucoup de mythes, nous ne nous occupons pas de questions importantes comme la mort. Les mythes des sociétés primitives ont par contre toujours aidé à comprendre la mort en la plaçant sur un piédestal ; j’ai essayé d’avoir la même démarche : placer la mort de mon père sur un grand écran, la rendre symbolique, héroïque et de cette façon, tenter de mieux la comprendre, de la percevoir objectivement. Partant de là, je ne sais pas si je suis religieux ou pas. Certains ont dit que je faisais de l’anti-christianisme, ce qui est un non-sens absolu. Certaines de mes chansons sont pro-chrétiennes, d’autres s’inscrivent plutôt dans la recherche de vieux symboles comme la mer, la rivière, dans leur continuité et leur pérennité. Ces symboles que les anciennes religions entretenaient n’existent plus dans les religions plus récentes comme le christianisme qui a décidé que Dieu n’était pas dans la nature. C’est un nouveau concept et je ne suis pas sûr qu’il soit très sain. Si Dieu existe en-dehors de toute existence naturelle, alors où est-il ? On pourrait alors détruire la terre et ne pas commettre de péché ? Je pense qu’on est là dans l’erreur profonde et que les anciennes religions étaient plus près de la vérité.
N. C. : Êtes-vous bouddhiste ?
Sting : Je ne sais pas ce que je suis au fond de moi. Je suis un musicien, un musicien dévoué… (rire).
N. C. : Vous êtes un musicien qui s’intéresse beaucoup à l’homme et à l’inconscient. Vous avez été en analyse pendant quelques temps. L’êtes-vous toujours, et qu ‘est-ce que cette expérience vous a apporté ?
Sting : J’ai effectivement fait une psychanalyse au début des années 80, mais depuis, j’ai décidé que je serai mon propre psychanalyste. D’abord parce qu’on économise beaucoup d’argent (rire), particulièrement à New York, où les analystes sont plus riches que les avocats… et en suite parce que je suis un sujet intéressant pour moi-même. Je crois que pour essayer de rendre le monde meilleur, il faut d’abord se changer soi, se rendre meilleur… C’est toujours mon projet : essayer de me rendre sain dans un monde qui ne l’est pas.
N. C. : À une époque, vous avez joué, à Broadway, dans “L’Opéra de Quat’Sous” de Bertolt Brecht. N’avez-vous jamais eu envie de vraiment jouer la comédie ? Une nouvelle expérience…
Sting : J’ai plus appris avec la pièce dont vous parlez qu’en faisant douze films ! Pour l’écran, vous jouez une scène de quinze secondes que vous refaites dix fois, puis un autre scène de dix secondes etc. Ensuite, le montage donne un sens à tout ça. Sur la scène d’un théâtre, vous pouvez jouer pendant vint minutes non-stop, le public vous regarde, vous devez être drôle ou non, vous faire comprendre du premier coup ; c’est une discipline plus grande, plus exigeante. Le cinéma peut être très ennuyeux, il faut toujours attendre, le théâtre n’a rien à voir avec ça : à 20h le rideau se lève et on joue, c’est beaucoup plus proche de mon travail musical sur scène… Vous savez, quand on se sent triste ou fatigué et que des milliers de personnes vous accueillent chaleureusement pour un concert, on se sent toujours beaucoup mieux et il n’est pas nécessaire de faire semblant. Personnellement, je pense qu’il est très difficile de mentir à quelqu’un avec qui tu parles ou pour qui tu joues. C’est totalement contradictoire de se montrer en public et de se cacher du public… C’est même impossible. Mais cela n’empêche qu’il faille, dans ce métier, savoir se protéger et mettre quelquefois un masque devant les caméras. S’exposer totalement aux médias peut te détruire complètement. C’est plus sain d’avoir un masque, ce qui veut dire aussi : distance, méfiance, froid ; mais au moins, cela te permet d’évoluer et de grandir sans top de problèmes, comme n’importe quel être humain. J’ai cinq enfants, un chien, un jolie maison, une femme merveilleuse et… j’ai beaucoup de chance. Pour être très honnête, je n’ai aucune raison de me cacher ou d’être malheureux et la façon dont je me présente sur scène est cet homme-là. Je suis beaucoup plus heureux avec moi-même que je ne l’ai jamais été. Je pense que je suis plus mature, j’ai compris et réalisé qui je suis, ce que je suis et je suis plutôt heureux comme ça.
Je dois dire que ma musique a toujours été une thérapie, depuis les toutes premières compositions. Elle me fait me sentir moins seul, me met en contact avec quelque chose. Oui, c’est une bonne thérapie. Si je médite, si je me concentre profondément, je peux ensuite écrire un chanson sur telle ou telle chose. C’est ma forme de méditation. Encore une fois, je ne suis pas religieux, ni mystique ; ou plutôt, la musique est ma forme de mysticisme, ma méditation.
N. C. : Dans les années 90, vous avez séjourné en Normandie, dans la chambre d’un hôtel où Marcel Proust avait vécu… Pour I’inspiration ?
Sting : En fait, j’ai écrit une chanson dans cette chambre : “AlI this Time”, une chanson sur une rivière. Au moment de mon passage en Normandie, quelqu’un m’a dit que Marcel Proust avait longtemps vécu dans cet hôtel. Ça m’a intéressé, j’y suis allé, j’ai regardé la chambre, la mer et j’ai eu envie d’écrire cette chanson, mais je n’invitais pas Proust à venir m’inspirer. Non… ou peut être que si, finalement, je ne sais pas, mais en tout cas, ce n’était pas conscient.
N. C. : Est-ce que vous aimeriez écrire des romans ?
Sting : J’ai commencé un peu, j’ai écrit quelques nouvelles (rire). Mais ce que je semble être capable de faire jusqu’à présent est l’opposé du roman : condenser les idées dans de petites chansons alors que l’écrivain développe une idées sur la longueur. J’aimerais vraiment écrire un jour, mais je le ferai sous un autre nom; je ne ferai pas un roman de Sting, ça me tuerait.
N. C. : Avant d’être le musicien que l’on connaît, vous étiez instituteur dans le nord de l’Angleterre. L’enseignement ne vous a jamais manqué ?
Sting : Je pense que dans un sens, j’enseigne toujours. Mais dans une classe d’école, enseigner n’existe pas, c’est apprendre qui est possible. Le professeur est seulement là pour encourager l’apprentissage. Les gens apprennent à travers le jeu, à travers la joie ; je suis toujours quelque part le même enseignant que j’étais, je cite toujours mes sources, qu’elles soient littéraires ou autres, je cite toujours les références qui ont pu m’inspirer pour que les gens puissent y aller à travers ma musique, pour que mon travail les renvoie sur autre chose et leur fasse peut-être découvrir autre chose. Cela dit, je ne tiens pas à l’étiquette d’enseignant.
N. C. : Quelle est la meilleure chose que votre père vous ait humainement enseigné ?
Sting : Mon père ? Eh bien il me donnait parfois des conseils très étranges comme : “Ne te marie jamais” ou “Va à la mer”.
Il me disait ça tout le temps, “Va à la mer !”
Mon histoire a voulu que le lendemain de mon premier mariage je rejoigne la marine ; je travaillais sur un bateau comme musicien. Mais en fait, je n’ai jamais suivi les conseils de mon père, jamais…
N. C. : Vous êtes aujourd’hui le père de cinq enfants… Pensez-vous qu’il soit difficile pour un enfant d’avoir des parents connus ?
Sting : Oui, certainement. En fait, ils gèrent deux sentiments. D’un côté ils sont très fiers de moi et de l’autre, il aimeraient quelquefois que je travaille dans une banque ou n’importe ou comme n’importe quel père. Ils souffrent un peu de la distorsion du succès. Si je vais les chercher à l’école et que leurs copains de classe me demandent des autographes, ils ne comprennent pas parce que, là, je suis simplement un papa qui vient chercher ses enfants. Mais en même temps, ils sont très fiers de moi. C’est donc un peu compliqué d’avoir des parents connus. Mon père aussi était très connu : il était le vendeur de lait à Newcastle, tout le monde le connaissait, mais pour moi c’est pire : mes gosses me voient à la télévision, c’est une tare héréditaire qui s’amplifie (rire) !
Cela dit, mes enfants sont conscients de leurs privilèges ; ils voyagent beaucoup, ont déjà vu une grande partie du monde, ont un sens géopolitique très développé, sont très éduqués. Mais posez-leur la question dans vingt ans.
N. C. : Vous parlez beaucoup de votre vie de famille, de vous, de vos enfants. Comment vous imaginez-vous l’avenir ?
Sting : L’un des grands avantages de la musique est qu’il y a toujours quelque chose à apprendre. Que tu t’appelles Paul Mc Cartney ou Ravel, tu n’en sais jamais assez. J’ai rencontré l’arrangeur Gil Evans dans les dernières années de sa vie, j’ai eu une relation très privilégiée avec lui, c’était comme si j’avais trouvé un nouveau père. Il avait soixante-seize ans et a toujours gardé son esprit grand ouvert. Voilà ce que j’aimerais être : un étudiant de la musique pour toujours. Je pense que ce serait un très grand privilège.
N. C. : Vous êtes également connu pour votre engagement dans les grandes causes humanitaires, comme les droits de l’homme avec Amnesty International, l’écologie et fa protection de l’Amazonie, ou encore votre soutien aux Kurdes. La musique peut-elle être politique ?
Sting : Attention ! Je ne suis pas un politicien, je n’ai pas de solution.
Ce que je peux seulement faire, c’est rassembler un peu d’argent en faisant un concert pour payer de la nourriture ou du matériel aux personnes sinistrées. Mais le problème n’est pas là, le problème n’est pas de notre ressort, il est politique. Le danger avec la musique et les problèmes politiques, c’est que les gens ont l’impression que la musique peut régler et guérir ces problèmes. Un remède pop ! “Oh, Sting donne un concert ! Super !” On pense alors qu’il n’y a plus de problème ou qu’il ne se pose plus dans les mêmes termes. Vous vous souvenez de « Live aid” ? Une manifestation merveilleuse, très médiatisée, mais qui n’a aidé qu’un tout petit peu ; les gens ont toujours faim. Ce qui manque, c’est le changement de politique des gouvernements. Pour ma part, Je n’ai qu’un très petit pouvoir et je ne suis pas un expert. Si quelqu’un prend conscience d’un problème à travers une chanson, tant mieux ! Avec un peu de chance, cette prise de conscience pourra l’amener à lire les journaux, à se renseigner sur la politique. Mais ce genre de réaction n’est pas immédiate, c’est de la prise de conscience à long terme. Il serait totalement naïf de penser que le succès peut changer le monde, mais disons qu’en s’en servant on peut éventuellement faire évoluer les choses.
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